Tant qu'il était dans le quartier, Max brava plus encore l'interdiction en essayant de revoir sa sœur. Il ne s'agirait que de l'apercevoir sans essayer de prendre contact, juste pour s'assurer que tout allait bien. Il procéderait très prudemment, sans s'exposer aux yeux d'Alice car, malgré le savoir-faire des spécialistes du Centre et vu ce qui venait de se passer avec le chien, il n'était pas exclu que sa propre sœur – la voix du sang et toutes ces choses – le reconnût elle-même vraiment. Aussi préféra-t-il se poster non loin de l'entrée de son immeuble, niaisement dissimulé derrière un journal, et en effet, au bout d'une ou deux heures d'attente, il vit sortir Alice qui s'arrêta d'abord devant le porche en consultant sa montre. Et puis, tiens, quelle surprise, voici que Parisy sortait à son tour de l'immeuble pour la rejoindre et la prendre par le bras. La tenue de Parisy, un petit laisser-aller dans son costume avec quelque chose d'allégé, de familier dans son comportement laissaient supposer que l'impresario avait fini par circonvenir la sœur de Max, qu'il vivait peut-être à présent avec elle et peut-être même, surprenante perspective, s'était-il installé dans le studio de Max. Il parut cependant à celui-ci, de loin, qu'Alice parlait un peu sèchement à Parisy qui répondait en agitant son autre bras, bref il semblait qu'ils s'engueulassent déjà. Max les regarda s'éloigner sans les suivre avant de se remettre en marche. Il continuait de regarder tous les gens qu'il croisait dans les rues, s'interrogeant sur le statut de chacun: peut-être y en avait-il qui, comme lui, étaient passés par le Centre avant de revenir ici, peut-être même étaient-ils nombreux, peut-être bien même au fond qu'ils étaient majoritaires.
Une fois passées les deux journées de récupération, Max commença comme prévu son travail vespéral de barman. Il apparaîtrait que le bar n'était pas seulement vide le matin, il le serait presque tout le temps. Pas assez cependant pour que Max pût prendre son service à la légère: il se trouvait toujours, à telle heure avancée de la soirée, tel client parfois solitaire mais beaucoup plus souvent accompagné d'une femme. Et Max, observant bientôt que c'était souvent la même femme mais pas le même client et que leurs brefs passages au bar – conciliabules à voix basse où figuraient des chiffres – se concluaient la plupart du temps par la commande de deux verres ou même d'une bouteille à monter dans une chambre, comprit mieux de quoi il retournait. Il n'y avait donc pas grand monde pour le distraire, ce qui n'empêchait pas qu'on lui demandât aussi, parfois, des cocktails atypiques qui étaient toute une affaire à préparer. L'alcool lui-même n'était plus là pour le distraire non plus: il semblait que sur ce point, depuis sa tentative de pisco à Iquitos, l'appétence éthylique de Max se fût curieusement évaporée.
Et chaque soir, vers une heure et demie, il regagnait sa chambre après avoir fait sa caisse et nettoyé son bar. Il ôtait sa veste rouge et le reste puis se couchait aussitôt, révisant ses recettes de cocktails dans un ouvrage spécialisé et s'efforçant de les mémoriser. Il s'endormait ensuite avec difficulté dans son grand lit car les grands lits, ne l'oublions pas, sont quand même faits pour se retrouver à deux sous leurs draps, ceux-ci étant eux-mêmes conçus pour être pliés à deux. Voyez comme un homme qui plie seul son grand drap se retrouve en situation malcommode, encombré par lui-même autant que par le drap, voyez comme ses bras courts peinent à réaliser le grand écart requis. Alors qu'à deux, lorsqu'on plie le drap ensemble en parlant d'autre chose, tout devient beaucoup plus simple – avec cet intérêt supplémentaire, même, cette intime stratégie qui consiste pour chacun, de loin, des deux côtés du drap qui vous sépare, à prévoir par avance dans quel sens l'autre va le tourner après l'avoir plié pour s'accorder à son mouvement.
Mais voyez aussi comme les choses se font. Après quelques pénibles semaines de solitude au fond de sa veste rouge, Max finit par tomber sur quelqu'un. Comme souvent dans la vie, ce serait sur son lieu de travail qu'il ferait cette rencontre, à l'hôtel même. La réceptionniste. Pas du tout informe comme il lui avait semblé de prime abord. Elle était au contraire une grande blonde un peu rousse, pas formidablement terrible mais pas si mal, toujours habillée plutôt sexe avec des talons hauts comme ça. Il aurait pu la remarquer plus tôt mais il est vrai que, les premiers jours à l'hôtel Montmorency, Max n'avait rien remarqué du tout, pas même qu'il pleuvait tout le temps.
Or un jour que le ciel voulut bien se dégager, Max croisa la réceptionniste non loin de l'hôtel, en pleine rue, au milieu d'une tache de soleil doux. Elle était accompagnée d'un petit garçon, dans les quatre ou cinq ans, qui ne cessait de se plaindre d'une voix inquiète de ce qu'il y avait tout le temps quelque chose de noir qui le suivait, qui était là, qui ne voulait pas s'en aller. Mais c'est ton ombre, mon chéri, lui avait répondu la jeune femme, ce n'est rien. Enfin ce n'est pas que ce n'est rien mais c'est ton ombre. Cette phrase décida Max, qui se sentait assez ombre lui-même, à s'intéresser à cette jeune femme. Il agirait progressivement. Il avait le temps.
Il avait le temps mais c'était quand même allé plus vite que prévu. Max lui proposerait-il un mercredi de prendre un café – d'accord. Lui offrirait-il des fleurs – tout à fait d'accord. L'inviterait-il ensuite à dîner, le dimanche suivant où il ne serait pas de service au bar – d'autant plus d'accord que, ce soir-là, le fils de la réceptionniste dormirait chez sa grand-mère. Se risquerait-il à la complimenter de façon manifeste – absolument d'accord et Max, à vrai dire, ne se contiendrait ni ne se reconnaîtrait plus: vous êtes si féminine, lui dirait-il ainsi tout en traçant des gestes ronds dans l'air, vous êtes la féminité même. Elle aurait alors un très joli rire. Elle serait mère célibataire et s'appellerait Félicienne. Mais aussi quel joli prénom, s'enthousiasmerait Max. Et comme il vous va bien. Tant et si bien que leur soirée s'achèverait dans un hôtel, pas très loin ni très différent du Montmorency.
25.
Puis, le lendemain soir après son service, Max rejoignit Félicienne chez elle et, les nuits qui suivirent, il ne dormirait plus tellement dans sa chambre à l'hôtel. La réceptionniste occupait un trois-pièces à peine plus grand que l'appartement de Bernie rue Murillo, un séjour et deux chambres, la plus grande étant occupée par le petit dont on n'avait pas encore jaugé le quotient intellectuel et qui répondait ou pas, selon son humeur, au prénom de William mais qu'on appellerait en général le petit.
Les premiers temps, Max ne fit que passer les nuits chez Félicienne, la retrouvant après avoir fait sa caisse au bar et changé de veste, mais s'échappant de chez elle dès qu'il était levé. Après un café dans une brasserie proche, il passait prendre une douche à l'hôtel puis repartait marcher à travers Paris, s'arrêtant parfois dans un cinéma – mieux valait voir des films que regarder le temps passer au plafond de sa chambre inhospitalière, allongé sur son lit comme mort. Mais Félicienne sut progressivement le convaincre de prendre son petit déjeuner avec elle, lui succéder dans le cabinet de toilette, l'accompagner chez la gardienne où l'on déposerait le petit, puis l'escorter jusqu'au Montmorency – pas précisément jusqu'à l'entrée de l'hôtel, quand même, inutile que tout le personnel soit au courant: on se séparait une rue avant.
Cela dans une première période, car il arrive que tout aille vite, très puis trop vite: Max se vit bientôt remettre un double des clefs, attribuer dans le mouvement un rayon du placard pour son rechange, qui atterrirait rapidement dans la corbeille de linge sale attenante au lave-linge avant que Max, puisque après tout selon Félicienne il n'avait rien à faire de ses journées, se vît confier le fer à repasser. La responsabilité de ce fer fut très bientôt suivie de l'octroi de listes de courses parmi lesquelles nombre de produits d'entretien sur l'étiquette desquels, après lui avoir présenté le placard à balais et wassingues, Félicienne lui apprit à étudier le mode d'emploi avant de les appliquer, ce qui l'occuperait en attendant d'aller chercher le petit chez la gardienne. Max, dès lors, fréquenta moins souvent les cinémas, passant maintenant le temps libre laissé par les courses et le ménage devant le magnétoscope de Félicienne et profitant de son abonnement à un vidéo-club.
Cette évolution n'est certes pas enviable mais au fond, comme sexuellement cela ne marchait pas si mal avec Félicienne, cette vie commune au bout du compte en valait bien une autre. Faute d'alternative, c'était toujours ça. Le temps passait ainsi. En revenant de son service Max retrouvait Félicienne qui dormait, qui lui accordait à son réveil un peu d'amour avant de partir à l'hôtel réceptionner la pratique et répondre au téléphone en laissant Max, pardon, en laissant Paul s'occuper du ménage et rentrant juste avant qu'il s'en fût à son tour à l'hôtel se rhabiller en rouge pour préparer des spritz, des bronx, des manhattan et autres flips à l'intention d'une clientèle qui, soit dit en passant, tendait à se dégrader. En termes clairs, aux vagues hommes d'affaires provinciaux profitant de leur passage à Paris pour se payer une fille se substituait une population croissante de locaux amateurs de ce genre de filles, et qui souvent n'étaient même pas clients de l'hôtel, en bref il y avait là de plus en plus de putes, souvent les mêmes et souvent sympathiques. Max ne se formalisait pas, bien au contraire, de ce changement de population, moins regardante sur le dosage et la qualité des cocktails qu'il aurait toujours un peu de mal à préparer comme il convient.
Vu leurs conditions de travail, Félicienne et Max ne se voyaient finalement qu'à peine, sauf les dimanches pour aller promener le petit – lequel petit, d'abord farouche avec Max, finit par se laisser apprivoiser au point de devenir très familier, de plus en plus familier, bientôt beaucoup trop familier au goût de Max. On allait au Champ-de-Mars le dimanche, on allait aux Halles, dans les parcs, on allait faire un tour sur les Champs-Élysées. Cela faisait toujours quelque chose à Max quand Félicienne proposait le parc Monceau. Il ne redoutait plus la statue de Gounod à côté de la buvette, ni même celle de Chopin près du coin réservé aux enfants, où le petit trépignait sans cesse pour obtenir un tour supplémentaire de n’importe quoi.
Cependant, Max commença de se lasser. Bizarrement, s'il s'était assez vite habitué à son nouvel aspect physique, il avait en revanche beaucoup plus de mal à ce qu'on l'appelât Paul, mais peut-être finirait-il par s'y faire aussi. Le temps passait ainsi dans une ambiance de salle d'attente, à feuilleter des revues aussi périmées, radoteuses et froissées que Félicienne elle-même. Que savait-il d'ailleurs au fond de Félicienne sinon qu'elle se perdait en ressassements insanes, assurant amèrement avoir eu dans sa jeunesse des mensurations de rêve, le don des langues et l'oreille absolue. Mais, issue d'un milieu modeste, elle avait dû entrer tôt dans la vie active, sacrifiant ainsi une multiple carrière de top-model mondial, d'interprète internationale et de concertiste universelle en abandonnant le piano. Tout en découpant le gigot du dimanche, Max cachait derrière son indifférence le soulagement que lui procurait cette troisième information.