15.

Alors, proféra Béliard d'une voix martiale de médecin-chef, comment nous portons-nous ce matin? Nous étions donc le matin. Celui du lendemain à moins que du surlendemain. Mais, avant que Max eût pu répondre, on frappa à la porte: cette fois c'était le valet porteur d'un authentique plateau-repas.

Vous avez vu qu'ici tout va très vite, fit remarquer Béliard en tendant à Max un miroir de poche, même pas besoin de pansement, la cicatrisation est pratiquement terminée. En effet, dans la glace, Max n'aperçut au creux de sa gorge qu'une légère ligne pâle bordée de pointillés à peine distincts. Vous allez pouvoir recommencer à vous alimenter, ajouta-t-il en désignant le valet qui déblaya promptement la tablette avant d'y déposer le plateau, puis s'occupa de débrancher le goutte-à-goutte. Après avoir extrait l'aiguille de l'avant-bras de Max, il nettoya brièvement la zone à l'alcool, coup de torchon sur une toile cirée et hop, un petit carré de sparadrap par-dessus et on n'en parle plus. Voilà, dit Béliard, c'est réglé, maintenant vous pouvez vous rhabiller.

C'est un repas de circonstance, Monsieur, s'excusa le valet à mi-voix pendant que Max enfilait sa chemise. Rapport à votre opération. Un petit régime de convalescence pas bien enthousiasmant, j'en conviens, vous voudrez bien ne pas nous en tenir rigueur. Vous connaîtrez bientôt des menus plus variés. De fait, cela consistait en riz blanc et légumes à la vapeur, tranche de jambon de Paris, yaourt et compote arrosés d'eau minérale. Est-ce que ce sera à votre goût? s'inquiéta le valet tout en disposant soigneusement les couverts en parenthèses de l'assiette. On abrège, Dino, on abrège, s'exclama Béliard qui semblait prendre plaisir à brusquer le petit personnel. Il voulut congédier abruptement le domestique une fois que celui-ci eut accompli sa tâche mais Dino, puisque Dino il y avait, prit tout son temps avec une indolence distante, souriante, indifférente et calme.

Maintenant que vous voilà remis, dit Béliard, je vais vous faire un peu visiter la maison. On emprunta le même ascenseur que celui qui avait emmené Max au bloc opératoire et, pendant qu'on descendait, Max tenta de soutirer à Béliard quelques renseignements sur Dino. Pourquoi? demanda froidement l'autre. Je ne sais pas trop, dit Max, je le trouve sympathique, ce garçon, je le trouve particulier. Je ne peux pas vous répondre, dit Béliard, il n'aime pas qu'on parle de lui. Il préfère qu'on ne sache rien sur sa personne, ce que je respecte. Les gens ont ce droit dans notre institution mais je ne vous cache pas qu'il m'agace quelquefois, je le trouve quand même un petit peu désinvolte.

L'ascenseur s'arrêta cette fois trois niveaux au-dessus du service chirurgie, au rez-de-chaussée du Centre. On emprunta un nouveau réseau de couloirs plus larges, mieux décorés – bouquets de fleurs fraîches sur consoles, statuettes néo-classiques sur socles et paysages de fantaisie – et plus peuplés – femmes de service et factotums, secrétaires à lunettes et chignon qui, serrant leurs dossiers sous le bras, adressaient à Béliard en le croisant des saluts timides et respectueux auxquels il répondait à peine d'un bref mouvement de menton. Des couloirs, toujours des couloirs qui aboutirent enfin dans un hall gigantesque éclairé àgiorno par des lustres en cristal et en bronze éclatants, secondés par d'oblongs vitraux pastel, et d'où s'élevait un escalier monumental à double révolution. Voilà, dit Béliard, c'est ici l'entrée du Centre. Au-delà d'une porte à tambour on distinguait en effet, ponctuée de massifs et de jets d'eau, une de ces vastes étendues de gravillon comme on en voit souvent devant les grandes demeures, généralement parsemées de longues automobiles, tachées par l'huile de leur carter et striées par les traces de leurs pneus – mais là, autant que Max pût en juger d'où il se trouvait, nulle tache, nulle trace de nul pneu, nulle voiture sous le ciel dégagé.

Aucun agent de contrôle ne semblait affecté non plus à l'intérieur du hall et dans ses alentours. Aucun vigile, aucun gardien, pas la moindre caméra vidéo, ah mais si: dissimulée derrière l'architecture de l'escalier, Max aperçut une petite guérite discrète, en verre dépoli jusqu'à la ceinture et contenant un bureau derrière lequel un sexagénaire vêtu comme un concierge traditionnel de grand hôtel – redingote noire sur gilet blanc et dont le revers du col s'ornait de clefs entrecroisées – semblait rêveur, inattentif au monde. Vous n'avez pas beaucoup de personnel, on dirait, fit observer Max. On entre et on sort comme on veut, non? Ce n'est pas tout à fait si simple, modéra Béliard, mais il y a un peu de ça. On marche sur le principe de l'autodiscipline, si vous voulez, la surveillance est très réduite, chacun doit se prendre en charge. Je vous ferai visiter le parc demain, si ça vous dit. En attendant, je pourrais vous présenter au directeur. Vous voulez le voir? Ah oui, dit Max, bonne idée, je veux voir le directeur. On va d'abord vérifier s'il est là, dit Béliard en se dirigeant vers la guérite du concierge: Dites-moi, Joseph, est-ce que monsieur Lopez est actuellement dans son bureau?

Sur la réponse affirmative de Joseph, on emprunta cette fois l'escalier: sur les paliers circulaient ou stationnaient quelques grooms – très jeunes sujets à peine pubères, vêtus de dolman en drap et de pantalon à bande, col et gants blancs, casquette – dont le passage de Béliard et Max parut suspendre des activités principalement farceuses. Au deuxième étage, une grande porte à deux battants était gardée par un huissier qui, saluant Béliard avec gravité, le fit entrer avec Max: on traversa une enfilade de vastes salles parfois désertes, parfois découpées en bureaux paysagers que séparaient des cloisons vitrées derrière lesquelles, çà et là, on distinguait une silhouette penchée sur une tâche. Après qu'on eut encore passé une antichambre, Béliard frappa à la porte suivante qui s'ouvrit aussitôt sur un vaste bureau directorial. Ce bureau, prenons le parti de ne pas trop le décrire, indiquons simplement que son ameublement et sa décoration sont assortis, peut-être en un petit peu plus terne et triste, un petit peu moins bien nettoyé, au style des lieux jusqu'ici traversés par Max.

Mais, tout directorial qu'il fût, ce bureau n'était occupé que par un homme debout, mince et voûté, penché sur d'épaisses liasses de documents jaunâtres éparpillées sur une console. Ce personnage était de taille moyenne, étroitement habillé de gris bon marché, son long visage cireux dénotant une alimentation mal équilibrée, ses yeux chassieux larmoyaient. Il arborait un air soucieux de clerc de notaire sous-payé, dépressif, plus désolé que mécontent d'être soucieux mais à cela résigné. Il devait s'agir du secrétaire ou du comptable, ou de l'un des sous-secrétaires ou sous-comptables du directeur, qu'il allait sans doute envoyer chercher.

Mais non. Monsieur Lopez, prononça en effet Béliard avec douceur et déférence, voici monsieur Delmarc qui vient d'entrer chez nous. C'est une admission de cette semaine, il désirait vous voir. Ah, dit confusément l'autre en levant un regard intimidé sur Max, eh bien soyez le bienvenu. Il ne posa même pas à Max quelques questions, juste pour la forme, il semblait à première vue un peu effrayé, l'air interrogatif d'être dépassé par les événements – bien qu'on pût se demander si ce n'était pas qu'un stratagème, une pose pour avoir la paix, alors qu'il savait mieux que personne de quoi Max retournait. Quel nom m'avez-vous dit? demandat-il à Béliard qui lui répéta, en l'épelant, le patronyme de Max. Oui, dit Lopez, je crois que je vois. Un instant. Se penchant à nouveau sur la console et fouillant parmi les documents épars, il finit par en extraire un qu'il communiqua à Béliard. Celui-ci le parcourut d'abord rapidement puis, dans le silence général, en reprit la lecture avec plus d'attention.

Restant prudemment à distance, Max jeta quand même un coup d'œil sur l'objet: c'était une fiche oblongue à petits carreaux, de format 125 x 200, aux bords jaunis et légèrement fripés, presque entièrement couverte d'une écriture manuscrite fine, serrée, tracée à l'encre brune: à l'évidence elle ne datait pas d'hier, comme la plupart des autres pièces entassées sur la console de Lopez. Elle rappelait ces autres fiches que l'on consultait, jadis, dans les bibliothèques publiques avant qu'on eût transféré leurs catalogues sur des fichiers d'ordinateurs. Tiens, se permit d'observer Max, vous n'êtes pas informatisés? Je vous en pose, des questions? répondit Béliard sans lever les yeux. Lopez s'était cependant assis, balayant du revers de la main des poussières imaginaires à la surface de son bureau qu'il fixait d'un regard vide. Puis Béliard, ayant achevé sa lecture, jeta sur Max un bref coup d'œil avant de rendre à Lopez son document. Oui, dit-il, je crois que je vois à peu près moi aussi. Mais qu'ont-ils donc, se demanda Max, qu'y a-t-il donc à voir de particulier.

Deux œufs au plat l'attendaient dans sa chambre en compagnie d'une bière et d'une tranche de melon, premiers indices discrets d'une amélioration de l'ordinaire. Dès le lendemain, en effet, son déjeuner présenterait plus de relief puis le dîner serait carrément digne d'un restaurant cher. Tout ce deuxième jour postopératoire, Max dut le passer dans sa chambre, feuilletant les ouvrages qui étaient là mais sans conviction ni pouvoir vraiment lire, d'abord distrait par une inquiétude concernant la fiche aperçue chez Lopez, puis, dès le début de l'après-midi, plus gravement distrait par l'ennui. Dino assurait toujours le service avec sa discrétion souriante et dégagée, quoique toujours pas moyen d'en extraire un mot plus haut que l'autre, Béliard passait ensuite pour le café. Le soir venu, Max s'inquiéta auprès de lui quant à l'emploi du temps des jours à venir. C'est que je commence à m'embêter un peu ici, dut-il avouer. Est-ce que je ne pourrais pas faire un petit tour de temps en temps? Mais vous êtes absolument libre, assura Béliard, votre porte est ouverte. Rien ne vous empêche maintenant d'aller et venir à votre guise dans l'établissement. Pour les distractions à proprement parler, nous verrons plus tard. Cigare?

16.

Le début de la journée suivante serait assez déprimant. C'est aussi qu'on serait dimanche et que, même dans un lieu semblant aussi coupé du monde que le Centre, le dimanche produirait comme toujours et partout son effet de lenteur et de vide, d'étirement pâle, de résonance creuse et navrée. Ce serait d'abord une interminable matinée le long de laquelle Max garderait la chambre, ruminant l'histoire de la fiche de Lopez, jusqu'à ce qu'on lui servît un de ces repas froids qui vous échoient quand il n'y a plus personne en cuisine. D'ailleurs on ne le lui servirait même pas: lorsqu'il commencerait d'avoir faim, ouvrant sa porte pour guetter l'arrivée de Dino, il trouverait le plateau posé dans le couloir à ses pieds comme un paillasson. Et Béliard, comme Dino, profiterait sans doute de son congé hebdomadaire, à moins qu'il ne fût pris à déjeuner car il ne se présenterait pas comme d'habitude pour le café chez Max. Celui-ci se sentait maintenant bien rétabli de son opération et, une fois nourri, il prit le parti d'aller faire un tour dans le Centre. Avec une petite idée derrière la tête.