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XXXII LE SECRET DE BELGODÈRE

Fausta attendait le bohémien dans cette pièce où nous avons déjà introduit nos lecteurs et où ses deux suivantes favorites, Myrthis et Léa, s’occupaient à lui préparer une boisson réconfortante. En entrant, et tout en s’inclinant, Belgodère loucha fortement vers ces préparatifs.

– Qu’on apporte du vin, dit Fausta en surprenant ce regard.

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un serviteur entra portant une petite table sur laquelle se trouvaient une respectable bouteille et un gobelet d’argent massif. Le tout fut déposé devant Belgodère qui, sur l’invitation de Fausta, s’assit sans plus de façons.

– Magnifique gobelet, fit-il pour entrer en matière.

– Buvez, mon maître, buvez hardiment. Et quant au gobelet, Vous le garderez en souvenir de cette soirée.

L’œil de Belgodère pétilla de cupidité. Il se versa une rasade, porta la main gauche à son cœur en levant le gobelet, ce qui était pour lui le comble de la galanterie, et renversant la tête en arrière, le vida d’un trait.

– Fameux! dit-il, toujours par galanterie, car il se connaissait peu en bons vins, et celui-ci qui était une véritable ambroisie semblait médiocre à son gosier enflammé.

– C’est du Lachryma-Christi, dit la Fausta avec un sourire. Eh bien, reprit-elle en trempant elle-même ses lèvres dans le verre de cristal que lui présentait Myrthis, tu disais donc que tu avais une intéressante histoire à me raconter?

– Heu!… C’est l’histoire de beaucoup d’entre nous autres, pauvres bohémiens chassés, traqués, bâtonnés, pendus, grillés, écorchés vifs, roués, questionnés, étripés et parfois même forcés de nous faire chrétiens, c’est-à-dire mécréants.

Fausta sourit: le vin, si faible qu’il parut à Belgodère, lui déliait la langue.

– Donc, reprit le sacripant dont l’œil sombre se troublait, c’est une histoire qui vous semblera peu curieuse. Cent fois, vous avez dû entendre la pareille sans vous en émouvoir, puisqu’il s’agissait seulement d’enfant de bohème.

– Ne t’ai-je pas dit que je considère les bohèmes comme des hommes faits à l’image des chrétiens? dit gravement Fausta. Et que je respecte leur religion et que leurs coutumes ne me paraissent pas blâmables?

– Oui, vous m’avez dit cela!… Et c’est cela, plus que toute autre chose, qui fait que je me suis attaché à vous et que je vous suis fidèle comme un dogue.

Fausta sourit encore.

– Raconte donc sans crainte, reprit-elle. Si une injustice a été commise à ton égard, peut-être puis-je la réparer…

– Trop tard! dit sourdement Belgodère…

– Si tu as au cœur une douleur inguérissable, peut-être puis-je te consoler!

– Puissé-je être foudroyé plutôt que de me laisser consoler! gronda Belgodère.

– Enfin, si tu as gardé une haine contre ceux qui t’ont fait du mal, si tu poursuis une vengeance, tu sais que je puis t’aider.

– Oui! dit alors Belgodère. Vous pouvez compléter ma vengeance. Vous êtes forte et puissante. Par vous, Claude peut souffrir plus qu’il n’eût souffert par moi seul…

– C’est donc de Claude seul que tu as à te venger?

Belgodère venait d’achever le flacon. Il baissa la tête qu’il laissa tomber dans ses deux mains énormes. Fausta fit un signe: un flacon plein remplaça aussitôt sur la table le flacon vide.

– Écoutez, dit alors Belgodère, j’ai l’air d’une brute, n’est-ce pas? Je ressemble à un de ces fauves qui ont à peine visage humain? Que suis-je? Un bohème. Un être que l’on redoute pour la force de ses poings et que l’on hait pour sa méchanceté. Que diriez-vous si je vous apprenais que dans la poitrine du fauve, il y a un cœur d’homme?

Fausta ne répondait pas. Elle attendait.

– Pourtant, cela est, reprit Belgodère; si inconcevable que cela puisse paraître, j’ai eu un cœur, puisqu’il y a eu une époque de ma vie où je ne songeais ni à la haine, ni à la vengeance, une époque où j’ai aimé!

Belgodère, une fois encore, s’était tu, comme s’il eût hésité à remuer la vase de son passé.

– Continue! dit Fausta impérieusement.

– Il a donc été un temps, dit alors Belgodère, où je n’étais pas ce que je parais être. Je ne dis pas que j’étais un agneau, non: mais enfin, je n’étais pas un tigre. Pour tout dire, je me laissais vivre sans songer ni à bien ni à mal, ni à dieu ni à diable lorsqu’un jour je m’aperçus que j’étais amoureux… Ce n’est rien pour un autre homme: pour moi, c’était terrible. En effet, j’étais très laid, et je le savais… on me l’avait tant répété… J’étais le plus fort, le plus redouté de ma tribu. Quiconque me regardait de travers était sûr de son affaire; moi qui ne demandait qu’à vivre en paix, j’avais vite fait de découdre une peau. Ah! oui, on me craignait… hommes et femmes, tout tremblait devant moi. Mais moi je tremblais devant Magda. Je tremblais parce que je me savais hideux et qu’autour de Magda, rôdaient cinq ou six beaux garçons, dont le plus laid était cent fois plus beau que moi.

Belgodère poussa un rauque soupir et grommela quelques jurons qui étaient sa poésie à lui.

– Jamais, reprit-il, je n’osai dire un mot à Magda. Seulement, quand je passais près d’elle, je sentais son regard noir peser sur moi; je voyais qu’elle souriait, mais je ne savais pas pourquoi. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Cela ne pouvait durer ainsi. Un soir, je réunis les amoureux de Magda. Quand ils furent réunis, je l’envoyai chercher elle-même. Elle vint, et je lui dis: «Magda, voici que tu vas sur tes quinze ans. Il est temps que tu choisisses un homme.» Les autres, qui étaient aussi amoureux et aussi pressés que moi, s’écrièrent: «Oui, oui! Il faut qu’elle choisisse celui qui dès ce soir boira dans son verre et dès cette nuit sera son homme!…» Magda sourit, et désignant comme au hasard l’un de mes rivaux, lui dit: «C’est toi que je choisis.»

– Ah! pauvre Belgodère! fit railleusement Fausta.

– Oui, dit le bohémien, mais vous allez voir. Je me plaçai devant l’homme. Il comprit et sortit son couteau, moi le mien. Cinq minutes plus tard, je le renversai et quand je le tins, la poitrine sous mes genoux, je lui coupai les deux oreilles. Il se releva en hurlant. Je n’ai jamais entendu hurlement pareil. Alors Magda dit tranquillement: «Je ne veux pas d’un homme sans oreilles. – Eh bien! choisis-en un autre! – Le voici», dit-elle en désignant un deuxième amant, et toujours avec son même sourire. Je me plaçai devant celui-ci, comme je m’étais placé devant le premier. La bataille recommença et dura cette fois dix minutes. Et quand je tins l’homme renversé, je lui coupai le nez. Celui-là ne hurla pas. Il demeura évanoui… Naturellement, Magda ne voulut pas d’un homme sans nez, pas plus qu’elle ne voulut d’un borgne, car je crevai l’œil droit du troisième qui se présenta, pas plus qu’elle ne voulut d’un lâche, car les deux derniers s’enfuirent, et je demeurai seul.

Belgodère eut une sorte de rugissement et jeta autour de lui un regard sanglant, comme si les rivaux de jadis eussent été encore là, devant lui. Puis il continua:

– Alors, Magda me dit: «C’est toi que je choisis. Je t’avais choisi dès longtemps. Mais je voulais voir si tu étais bien tel que je te supposais.» Le même soir, j’épousai Magda selon les coutumes de ma tribu. Pendant six ans je fus un homme heureux, j’eus d’abord une fille qui fut appelée Flora. Quatre ans plus tard, j’eus une deuxième fille qui fut appelée Stella. On disait que Flora était belle comme une fleur au matin quand elle se penche sous les diamants de la rosée et Stella belle comme une étoile, au soir, quand elle s’élance au plus haut du ciel parmi ses compagnes. Voilà ce qu’on disait. Moi je ne savais si elles étaient belles ainsi ou autrement, mais quand je les voyais, j’avais envie de rire sans savoir pourquoi, et quand je ne les voyais pas, envie de pleurer. On a de ces idées quand on est père. Est-ce bête!…

– Quand on est père! murmura Fausta avec un frisson.

Et sans doute l’image du prince Farnèse, du père de Violetta passa devant ses yeux troublés.

– Je crois que j’ai fini mon flacon, dit Belgodère.

Il en était au quatrième. Mais comme on enlevait le flacon vide au fur et à mesure, il n’était pas obligé en somme de s’apercevoir que c’était le cinquième qu’on lui apportait, sur un signe de Fausta.

– La septième et dernière année de mon bonheur, reprit le bohémien, nous vînmes à Paris, en France. Flora avait alors six ans, et Stella deux ans. Nous vivions bien tranquilles, malgré le mépris et la haine des gens de Paris, lorsqu’un soir le bruit se répandit que des scélérats avaient pénétré nuitamment dans une église et volé les vases d’or qui servent aux prêtres chrétiens pour accomplir leurs rites. L’Église s’appelait Saint-Eustache. Nous en étions voisins. Et comme des truands ou des francs-bourgeois, si méchants qu’ils soient n’en sont pas moins chrétiens et incapables d’un tel forfait, ce fut nous qu’on accusa. Un matin, une quinzaine de ma tribu, hommes, femmes et enfants, tout fut arrêté et conduit vers une prison. En route, je parvins à m’échapper des mains des gardes. Peut-être aurais-je mieux fait de me laisser pendre comme les autres. Car il y eut cinq hommes et six femmes pendus. Parmi les femmes se trouvait Magda. Pauvre Magda! Même au pied de la potence, elle souriait encore de son air mystérieux, comme elle souriait jadis quand j’avais coupé le nez ou les oreilles de ses amoureux.