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XXVII LES AMANTS

Le prince Farnèse en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d’être ramené de seize ans en arrière.

Léonore avait à peine changé. Si l’éclat de la jeunesse avait disparu de ce visage pétrifié, la fièvre des yeux agrandis, la flamme étrange de ce regard, les lignes demeurées très pures, la splendeur des cheveux dénoués en un flot d’or, lui conservaient une beauté fatale. Le cardinal avait vieilli. Léonore était restée ce qu’elle était jadis.

La sensation de stupeur et d’effroi s’effaça peu à peu de l’esprit de Farnèse. L’amour, à cet instant, triompha dans son cœur. Lentement, il se releva et murmura:

– Vous devez me haïr. Vous avez raison. Je sais que je mérite votre haine. Mais quand je vous aurai tout dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins. Quand je vous aurai raconté ma souffrance, peut-être vous trouverez-vous assez vengée. Léonore, voulez-vous m’entendre?…

Il parlait d’une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard sur cette femme qu’il n’avait cessé d’aimer.

Dans le temps où il l’avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour s’était étouffé. À corps perdu, il s’était jeté dans la prodigieuse aventure: opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la chrétienté… occuper son esprit avec rage, avec furie… oublier enfin, tâcher de vivre dans une paix morne avec son cœur, tandis que la grande bataille le détournerait de ses souvenirs. Maintenant, il comprenait l’inanité de ces tentatives.

Il avait vieilli… Sa longue barbe soyeuse était blanche, et blancs ses cheveux. Mais lui ne se savait pas vieilli… Il y avait en lui des réserves d’énergie refoulée, il était de la famille des grands aventuriers qui étonnaient l’Europe de leurs entreprises, cousin de cet Alexandre Farnèse qui à ce moment même préparait la colossale expédition contre l’Angleterre et devait se heurter à ce tragique épisode de la vie des peuples: la destruction de l’Invincible Armada.

Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l’amour, s’était brisé les reins dans ce lamentable épisode de la vie des cœurs: l’arrivée de Léonore dans Notre-Dame… Léonore morte, le cardinal avait cherché une autre voie, d’autres dérivatifs à la violente activité de son âme, décuplée par l’activité ambiante de ce siècle de fer.

Léonore retrouvée vivante, il revenait à l’amour. Il eut un espoir fou: reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec elle…

D’un mot, montrons-le tel qu’il était: il oublia Violetta!… Il oublia qu’il avait une fille, que cette fille était morte, et qu’il était là pour frapper la Fausta. Plus rien au monde n’exista que son amour, sa volonté d’amour…

«Léonore, voulez-vous m’entendre? Voulez-vous que je vous dise mon crime qui fut de ne pas oser déchirer le pacte qui me liait à l’église? Qu’ai-je fait? J’ai eu peur. J’ai été lâche. Mais je vous ai aimée. Je vous ai adorée. Est-ce que cela ne compte pas à vos yeux?»

Le cardinal roulait ces pensées dans sa tête sans les exprimer. Il cherchait les termes de passion qui allaient réveiller l’étincelle dans le cœur de Léonore…, Et comme il ne trouvait pas, comme ses lèvres tremblantes refusaient de formuler les sentiments déchaînés en lui, vaguement, dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout à coup sans bruit, sans secousse, il se prit à pleurer.

Farnèse n’avait pas pleuré depuis seize ans. Farnèse n’avait pas pleuré lorsqu’il avait demandé la vie de sa fille à Fausta. Farnèse pleurait devant Léonore. Ce lui fut une sensation brûlante, délicieuse et terrible.

– Vous pleurez? demanda Léonore avec une grande douceur de pitié. Vous avez donc, vous aussi, des douleurs?… Les douleurs s’en vont avec les larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c’est pourquoi je garde mes douleurs qui m’oppressent, qui m’étouffent… Oh! si je pouvais pleurer comme vous!…

Le cardinal avait relevé la tête. Une immense stupeur s’emparait de lui. Quoi! C’était Léonore qui parlait ainsi!… Pas de reproches!… Rien que de la pitié!… Il trembla. Cette terreur aiguë traversa son cerveau que Léonore avait à ce point oublié son amour, qu’elle le dédaignait à ce point que pas même de la haine ne lui restait au cœur…

Il la regarda. Et il demeura haletant, éperdu…

– Dites, reprit Léonore, quelle est votre souffrance? Pour quoi pleurez-vous? Peut-être pourrai-je vous consoler?

«Oh! rugit le cardinal en lui-même, mais elle ne me reconnaît donc pas!… Mais je suis donc plus mort pour elle qu’elle n’était morte pour moi!… Mais je ne suis donc plus moi!…»

Et dans un râle d’angoisse affreuse, il l’appela:

– Léonore!… Léonore!…

Elle le regarda avec un étonnement qui lui déchira le cœur.

– Léonore? dit-elle. Quel nom prononcez-vous là?… Pauvre fille!… Taisez-vous, ne dites jamais plus ce que vous venez de dire… car vous pourriez la réveiller…

Cette fois, la terreur fit irruption dans l’âme du cardinal.

– Écoutez, poursuivit Léonore, je vais vous dire votre bonne aventure.

En même temps, elle saisit la main du cardinal, qui, à ce contact, frissonna longuement.

– Folle! bégaya-t-il, folle!… Plus que morte!…

Alors, ce fut lui qui saisit les deux mains de la bohémienne. Il les pétrit dans les siennes. Son visage toucha presque le visage de Saïzuma.

À ce moment, la porte du pavillon s’ouvrit, et deux hommes entrèrent. C’étaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui devant cette scène imprévue s’arrêtèrent au seuil…

Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, de tout son espoir effondré, de tout son désespoir exacerbé, il répéta le nom de l’adorée, comme si avec ce nom il eût voulu réveiller ses souvenirs et sa raison. Saïzuma éclata de rire. Un rire qui résonna funèbre aux oreilles de Pardaillan et de Charles.

– Écoute! écoute! haletait le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton amant. Regarde-moi. Je suis celui que tu as aimé!… Celui qui est devant toi, c’est Jean Farnèse!… Oh rien!… Elle n’entend pas!…

Il la secoua violemment. Il avait la tête perdue… Une idée d’affolement soudain traversa sa pensée.

– Ta fille! hurla-t-il. Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit! Que je ne sois plus rien pour toi, soit!… Mais tu es mère. Tu as un cœur de mère puisque tu as eu un cœur d’amante!… Ta fille! Ta Violetta!…

– Que dit-il? palpita Charles d’Angoulême en saisissant la main du chevalier.

– Silence! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d’effroyable.

– Ta Violetta! rugissait Farnèse. Elle s’appelle Violetta… Ta fille… Tu as une fille! Et tu ne t’émeus pas! Il faut donc pour t’émouvoir que je te frappe comme tu fus frappée jadis… Écoute!… Écoute bien!… Tu avais une fille!… Elle a souffert plus que toi… et maintenant… oh! maintenant… elle est morte!…

Avec un accent de désespoir tragique, il répéta:

– Morte!… Morte! Tout est mort autour de moi!…

– Qui a dit que Violetta est morte? cria une voix avec un sanglot déchirant.

Le cardinal éperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et doux, à la figure ravagée en ce moment par une effrayante douleur. Saïzuma, comme si toute cette scène ne l’eût pas regardée, avait reculé. En reculant, elle marcha sur le masque que Fausta lui avait arraché du visage… le masque rouge qui couvrait la honte éternelle de son front. Elle eut un geste de satisfaction, le ramassa vivement et s’en couvrit…

Ce fut comme une soudaine éclipse de sa beauté. Le cardinal qui l’avait suivie des yeux baissa la tête sur sa poitrine et gronda une sorte de malédiction… Léonore n’était plus… il n’y avait là que la bohémienne Saïzuma… Alors Farnèse se tourna vers ce jeune homme qui venait d’apparaître et qui sanglotait.

– Qui êtes-vous? demanda Farnèse d’une voix démente.

– Oh! cria Charles avec un accent qui fit frémir le cardinal d’effroi, et Pardaillan de pitié, vous avez dit qu’elle est morte!… Violetta morte!… Oh! dites-lui, Pardaillan, dites-lui qu’elle était mon adoration et que l’espoir de la retrouver me faisait seul vivre encore! Dites-lui que si elle est morte, il faut que je meure aussi!

Et une sorte de fureur s’emparant du malheureux jeune homme, il saisit violemment le bras de Farnèse.

– Qui êtes-vous, vous-même?… Qui est cette femme? Pourquoi dites-vous que Violetta est morte? Comment le savez-vous?…

Hagard, livide, la tête perdue sous le coup des émotions qui venaient de le frapper, d’une voix si triste et si déchirante que Charles en demeura plein d’angoisse, le cardinal répondit:

– Qui je suis!… Un malheureux qu’une femme a maudit dans une heure terrible et qui succombe à la malédiction d’amour!… Regardez-moi… Je suis le cardinal prince Farnèse, l’amant de Léonore de Montaigues, le père de Violetta…