XVIII LE MOULIN DE LA BUTTE SAINT-ROCH
Picouic et Croasse avaient réalisé leur rêve et vu leurs sagaces efforts couronnés d’un plein succès: ils avaient été promus à la dignité de laquais de M. le duc d’Angoulême. Ce n’était pas tout à fait ce qu’ils avaient souhaité, puisque c’était surtout l’honneur de servir le chevalier de Pardaillan qu’ils avaient ambitionné. Mais Pardaillan et le jeune duc vivant d’une vie commune pour le quart d’heure, les anciens hercules de Belgodère s’étaient d’autant plus tenus pour satisfaits qu’en devenant les laquais de Charles d’Angoulême, ils espéraient être surtout les écuyers de Pardaillan pour qui ils éprouvaient une admiration sans bornes.
Le jour où la chose avait été discutée, le chevalier leur avait répondu que l’état de sa fortune et l’incertitude de sa vie errante lui défendaient le luxe d’un laquais, à plus forte raison de deux serviteurs.
– Mais, monseigneur, avait objecté Picouic…
– Et puis, interrompit Pardaillan, vous m’appelleriez tout le temps monseigneur, ce qui me rompt les oreilles.
– Qu’à cela ne tienne, dit Croasse, nous vous appellerons sire.
– «Monsieur» suffit, dit froidement Pardaillan.
– Comme pour le frère du roi, insinua Picouic.
– Tiens! mais tu n’es pas bête, l’homme au nez pointu…
– J’ai fait mes humanités, fit modestement Picouic. Si monsieur veut nous mettre à l’essai, il verra qu’il n’aura pas lieu de s’en repentir.
– Mais avec moi vous n’avez que des coups à gagner. Courir les routes, coucher à la belle étoile, quand ce n’est pas à la mauvaise, s’endormir parfois le ventre vide, avoir plus souvent la rapière qu’un verre à la main, il n’y a rien là qui puisse vous séduire.
– En effet, dit Croasse avec une grimace.
– Avec vous, monsieur, reprit Picouic, en foudroyant son compagnon du regard, je risquerais volontiers de pires aventures.
Là-dessus, Charles d’Angoulême était survenu et, séance tenante, avait embauché les deux hères: ils avaient connu Violetta et ils pourraient sans doute lui donner de précieuses indications. Le jour même, les deux hercules furent installés dans la maison de la rue des Barrés et furent habillés de neuf.
– Brûlons nos vieilles hardes de baladins, proposa Croasse.
– Gardons-les, au contraire. On ne sait ce qui peut arriver. Ta nouvelle position sociale t’étouffe d’orgueil. Mais moi je sais prévoir l’avenir… J’ai le nez long.
– Oui, dit Croasse étonné.
Le lendemain de cet heureux jour où les deux pauvres diables trouvèrent ce que Picouic avait justement appelé une position sociale, c’est-à-dire la niche et la pâtée assurées pour longtemps, le chevalier de Pardaillan et le jeune duc sortirent dans l’intention de se rendre à l’abbaye de Montmartre pour essayer de tirer quelques renseignements de la bohémienne Saïzuma. Picouic et Croasse, fiers comme deux Artabans dans leurs habits tout battant neufs, et d’ailleurs armés jusqu’aux dents, suivaient leurs maîtres à dix pas.
Tout en donnant la réplique à Charles qui ne parlait, on s’en doute, que de Violetta, Pardaillan songeait à ce Maurevert qu’il était venu chercher à Paris après l’avoir cherché en Provence et en Bourgogne. Tout à coup, il le vit à quinze pas à peine, qui marchait devant lui, accompagné d’un homme.
Pardaillan pâlit légèrement. Ses yeux se plissèrent et sa main se crispa sur la garde de sa rapière. Mais il ne fit pas un pas plus vite. Aborder Maurevert, le forcer à dégaîner sur-le-champ et le tuer… cette pensée lui vint. Mais il la repoussa aussitôt. Ce n’était pas ainsi que Maurevert devait mourir!…
– Qu’avez-vous, cher ami? lui demanda le petit duc. Vous êtes tout pâle.
– Rien, fit Pardaillan. Seulement, si vous voulez bien, nous remettrons à plus tard notre voyage à Montmartre.
– Soit. Que ferons-nous donc?…
– Suivre ces deux hommes qui marchent là devant nous…
Et ils se mirent à suivre Maurevert et son compagnon.
Il fallait que Maurevert fût distrait par une bien puissante préoccupation. Car lui qui d’ordinaire avait constamment les yeux et les oreilles aux aguets semblait avoir oublié tout au monde pour s’absorber dans l’audition de ce compagnon qui lui parlait à voix basse. Cet homme était une façon de garçon meunier. Mais un œil exercé, sous ce costume, eut vite reconnu l’homme de guerre, à la marche lourde et violente, au port de tête orgueilleux. Cet homme, en effet, c’était Maineville, l’âme damnée du duc de Guise. Et Maineville disait:
– Le duc n’y croit pas. Malgré la précision de la lettre qui lui dénonce la chose, il ne veut pas croire…
– Et pourtant, reprit Maurevert, cette lettre lui vient de cette femme mystérieuse…
– À laquelle il obéit comme si elle était une souveraine, oui. Il faudra, Maurevert, que nous sachions qui est au juste cette Fausta.
– Nous le saurons. Et tu dis, Maineville, que c’est elle qui lui a écrit la chose?…
– J’ai vu la lettre.
– Si c’était vrai, Maineville!… fit Maurevert en frissonnant.
– Ce serait la royauté assurée pour monseigneur le duc… car il ne lui manque que l’argent.
Maurevert marcha silencieusement pendant quelques pas. Et alors, regardant Maineville dans les yeux:
– Ce serait la royauté pour le duc, fit-il sourdement… ou bien… la fortune pour nous!
– Que veux-tu dire? fit Maineville en tressaillant. Oh! ajouta-t-il tout à coup, je te comprends, Maurevert! Halte-là mon camarade! Je suis dévoué au duc, à la vie, à la mort! L’argent? J’en ai plus que je n’en dépense… Ce que je veux, moi, ce n’est pas de l’or… c’est de l’honneur.
– Tu veux dire des honneurs, fit Maurevert avec un mince sourire.
– C’est la même chose. Tout ce que je sais, c’est que je suis connétable si Guise est roi.
– À la bonne heure, je conçois ton dévouement.
– Heu! il faut bien qu’il y ait toujours quelque chose au bout d’un dévouement. Quoi qu’il en soit, je suis dévoué. Et s’il te prenait fantaisie de jouer un mauvais tour au duc en cette occasion, tout ton ami que je suis, je te passerais, à mon grand désespoir, mon épée à travers du corps.
– Aussi n’ai-je voulu que plaisanter, dit Maurevert. Je suis aussi dévoué au duc que tu peux l’être toi-même.
– Je le sais, hâtons-nous donc…
– Et dans une heure nous saurons si la lettre a dit vrai… Mais enfin, si c’est vrai?…
– Eh bien, dit Maineville, nous courrons prévenir le duc, qui sait ce qu’il aura à faire.
Alors les deux hommes hâtèrent le pas.
Ils franchirent la porte Saint-Honoré et, laissant sur leur gauche le superbe château que Catherine de Médicis avait fait élever sur l’ancien emplacement des Tuileries, se dirigèrent vers une pauvre petite chapelle. Là, de rares chaumières de maraîchers s’élevaient de place en place, sur les terrains qu’on appelait Seconde-Culture-l’Évêque, par opposition à la Première-Culture -l’Évêque sise en bordure de la Seine. Entre ces deux cultures s’élevait le hameau de la Ville-l ’Évêque.
La petite chapelle que nous venons de signaler était dédiée à saint Roch. Elle se dressait au pied d’une butte qui, en conséquence, s’appelait butte Saint-Roch. Au sommet de la colline, un joli moulin présentait ses grands bras ailés au souffle des brises, en sorte que le moulin dominait la chapelle et que les ailes formaient une grande croix tournante au-dessus de la petite croix immobile du clocheton. À la chapelle Saint-Roch commençait un sentier rocailleux qui, s’enfonçant à droite dans les terrains de culture, se mettait bientôt à grimper les flancs abrupts de la butte et serpentait jusqu’au moulin. Ce sentier était fort étroit et les ânes qui portaient le blé au moulin n’y pouvaient passer qu’un à un. Or, au moment où Maurevert et François de Roncherolles, sire de Maineville, arrivaient à la chapelle, un spectacle extraordinaire s’offrit à eux.
Sur le sentier, des mulets cheminaient et grimpaient à la file, d’un sabot hardi; ces mulets portaient chacun un grand sac qui pouvait contenir de la farine ou du blé. Mais ce qui pouvait paraître étonnant, ce n’était pas que des mulets chargés de blé se rendissent au moulin, c’était que ces animaux – et il y en avait trente – étaient conduits par une dizaine de muletiers qui ressemblaient à des muletiers comme Maineville pouvait ressembler à un garçon meunier. Ces gens, poussiéreux et hâlés par le soleil comme s’ils eussent fait une longue étape, portaient à la ceinture de forts pistolets d’arçon et des dagues fort aiguisées que leurs manteaux jetés sur leurs épaules, malgré la chaleur, ne dissimulaient qu’à moitié.
– Ah! ah! fit Maineville, voilà bien la troupe de mulets signalée dans la lettre.
– Voilà du blé qui doit valoir son pesant d’or, dit Maurevert dont les yeux étincelaient.