En disant ces mots, d’Espinosa avait sans doute actionné quelque invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d’une des parois du cachot.
D’Espinosa prit la lampe d’une main, alla chercher Pardaillan et le saisit de l’autre, et, sans qu’il opposât la moindre résistance, car le malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna jusqu’à cette ouverture, et élevant sa lampe pour qu’il pût mieux voir:
– Regarde, Pardaillan, répéta-t-il d’une voix vibrante. Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d’air. C’est une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce tombeau; nul que moi.
«Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton supplice soit plus grand – si toutefois tu te souviens de mes paroles – ce tombeau qui tout à l’heure sera le tien, il a une issue secrète que, seul, je connais.
«Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d’ici pour ne plus y revenir. Mais avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant là-dedans.
– Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! Grâce!
– Je le sais bien, reprit d’Espinosa avec son calme terrible. Et cependant tout à l’heure tu entreras là, et à compter de cet instant, tu n’existeras plus. Mais il était nécessaire que tu susses que toutes les tortures que tu as endurées, y compris le supplice de la faim que tu t’imposais volontairement, grâce à certain petit billet que je te fis parvenir, tout cela est mon œuvre, combinée avec le concours de Fausta.
«Et maintenant que tu sais tout cela et ce qui t’attend, il faut que tu saches pourquoi, n’ayant pas de haine contre toi, je l’ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s’ils ne viennent pas à nous, s’ils ne sont pas avec nous, sont un danger permanent pour l’ordre de choses établi par notre sainte mère l’Église. Parce que tu as insulté à la majesté royale de mon souverain. Parce que tu t’es dressé menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter ses vastes projets.
«Il fallait que le châtiment qui te serait infligé fût si terrible qu’il fît trembler et reculer ceux qui, comme toi, seraient tentés de se dresser contre l’autorité de l’Église. Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!
– Le parchemin!… bégaya Pardaillan.
– Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C’est la déclaration du feu roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le bien, ce parchemin. C’est grâce à lui que ton pays deviendra espagnol.
Un instant, d’Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu’il avait sorti de son sein. Puis voyant que l’autre le regardait d’un air hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le précieux document, le remit où il l’avait pris, et abattant sa main robuste sur l’épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car l’autre n’opposait qu’une faible résistance, et sur un ton impératif:
– Maintenant que je t’ai dit ce que j’avais à te dire, entre dans la mort.
Et il abattit son autre main sur l’autre épaule de Pardaillan et le poussa rudement jusqu’au seuil de l’ouverture béante, en ajoutant:
– Voici ta tombe.
Alors une voix narquoise qu’il connaissait bien, une voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna soudain:
– Mordieu! mourons ensemble!
Et avant qu’il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait à la gorge et l’étranglait.
D’Espinosa lâcha l’épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la dague dont il avait eu la précaution de s’armer. Il n’eut pas la force d’achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge, et le saisissant à bras le corps, il le souleva, l’arracha de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.
Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d’Espinosa avait reposée à terre, alla prendre son manteau – ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer et avec lequel il s’était amusé à fabriquer des embryons de poupée – et sa lampe à la main, il franchit le seuil de l’ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant la porte, et qu’il avait, il faut croire, bien remarquée lorsque d’Espinosa la lui avait montrée.
En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur avait repris sa place. Il n’y avait plus là d’ouverture visible.
Pardaillan venait de s’enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme l’avait dit d’Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait assez à une tombe. Pardaillan venait de s’enfermer dans cette tombe, mais il y avait d’abord jeté son puissant et implacable adversaire.