C’était donc ce blanc-seing que nous l’avons vu étudier dans la rue. Que voulait-il en faire? À vrai dire, il n’en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait qu’il pourrait peut-être s’en servir en faveur de Pardaillan. Mais comment? C’est ce qu’il s’efforçait de trouver.
Une chose l’inquiétait: c’est qu’il n’était pas très sûr que sa trouvaille eût réellement la valeur qu’il lui attribuait. Nous avons dit qu’il savait lire et même écrire. Il faut entendre par là qu’il pouvait annoncer péniblement et griffonner, encore plus péniblement, les mots les plus usuels; c’est tout.
Pour l’époque, c’était beaucoup, et il pouvait passer pour un savant aux yeux de la masse des illettrés. Aujourd’hui un enfant de six à sept ans en sait davantage. On voit que tout est relatif.
Ce qu’il y a de certain, c’est que le Chico se rendait parfaitement compte du peu de valeur de son instruction et n’avait qu’une confiance très limitée en sa prétendue science. Que voulez-vous, il n’était pas prétentieux! Nous le savions déjà timide, le voilà donc avec un défaut de plus. Ce n’est pas notre faute s’il était ainsi et non autrement.
Donc, se méfiant de ses capacités, il n’était pas très sûr de la valeur du document trouvé. Ah! s’il avait été aussi savant que la petite Juana, laquelle, sur les tablettes qu’elle avait dans son cabinet de surveillance, savait résoudre les comptes les plus compliqués, en moins de temps qu’il n’en faut pour vider un verre de bon vin!
Oui, s’il avait été aussi savant qu’elle, il eût été vite fixé. De là à se dire que la «petite maîtresse» pouvait seule le tirer d’embarras, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi. Il résolut donc d’aller soumettre le précieux parchemin à la compétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu’il en était au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de l’auberge de La Tour.
Notez que Juana l’avait chassé et que son splendide costume était en loques. Deux raisons qui l’eussent fait reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s’il osait se présenter devant elle sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s’il se présentait ainsi? Il n’y pensa pas un seul instant. Il s’agissait peut-être du salut de son grand ami, ceci primait toute autre considération, et il se mit résolument en route.
Il trouva l’auberge à peu près vide de clients, et cela n’était pas fait pour le surprendre après les événements sanglants de l’après-midi. Les quelques personnes attablées étaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient qu’entrer se rafraîchir et s’en allaient aussitôt.
La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à la cuisine, et qui était comme le bureau de l’hôtellerie. Elle avait, naturellement, gardé la superbe toilette qu’elle avait endossée pour aller à la corrida, et ainsi parée, elle était séduisante au possible, jolie à damner un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans son riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on eût dit une marquise déguisée.
En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, le Chico sentit son cœur battre la chamade, ses yeux brillèrent de plaisir et une bouffée de sang lui monta au visage.
Mais il n’était pas venu pour la bagatelle et le petit homme eut le courage de refouler la tentation qui l’agrippait. Résolu à ne s’occuper que de choses graves, à ne songer qu’à son ami, il arriva ceci, qu’il n’aurait jamais prévu: c’est qu’il se présenta avec une assurance qu’elle ne lui avait jamais vue.
Nous n’oserions pas jurer que la mignonne Juana n’avait pas escompté un peu cette visite de son timide amoureux. Il est même à présumer que c’est dans cette attente qu’elle avait décidé de garder la magnifique toilette qui la faisait si adorable, et qui était digne, en tous points, de rivaliser avec le superbe costume du Chico.
Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait pas au désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger d’avance la réception qu’elle lui ferait.
On conçoit combien l’attitude si nouvelle et si imprévue du petit homme la piqua au vif. La fine mouche avait cependant remarqué sa rougeur et l’éclat soudain de son regard quand il l’avait aperçue. Mais qu’était-ce que cela comparé à ses habituelles adulations?
Le Chico, comme tous les Espagnols, avait le compliment facilement hyperbolique quand il s’agissait de celle qu’il aimait. Avec cette poésie naturelle qu’il ne soupçonnait pas, il avait su trouver les mots tendres et câlins qui bercent autant que des caresses. Il avait toujours pour elle, de ces attentions délicates qui ne la laissaient jamais indifférente, bien que, par habitude contractée de longue date, elle affectât d’accueillir le tout avec des airs de petite souveraine qui l’intimidaient toujours un peu.
Cette fois-ci, rien de tout cela. Pas un mot aimable, pas un compliment, à peine un coup d’œil distrait à sa plus belle toilette. Et cette froide assurance qu’elle ne lui connaissait pas?…
Quoi! était-elle devenue subitement affreuse? Ou bien, grisé par le succès qu’il avait remporté auprès des nobles dames, le Chico, se prenant pour un personnage important, faisait-il fi d’elle? Son dépit était si violent qu’elle en aurait pleuré… si elle n’avait craint de redoubler son orgueil en paraissant attacher tant de prix à ses attentions.
Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher ses impressions, si bien qu’il ne soupçonna rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus grondeur qu’elle lança:
– Comment oses-tu reparaître ici quand je t’ai chassé? Et dans quel état encore, Vierge sainte! N’es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant moi? Non! tu ignores la honte, tu ne connais que l’impudence!
Pour la première fois de sa vie le Chico accueillit cette violente sortie avec une indifférence qui accrut son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la tête, il ne s’excusa pas. Il la regarda tranquillement en face et, comme s’il n’avait pas entendu, il dit simplement et très doucement:
– J’ai besoin de t’entretenir de choses sérieuses.
La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa poupée. Où prenait-il cette tranquille audace? La vérité est que le Chico n’avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu’à Pardaillan et tout s’effaçait devant cette pensée. Ce qu’elle prenait pour de l’audace n’était que de la distraction. Il entendait vaguement ce qu’elle disait, mais il pensait à toute autre chose, il ne saisissait qu’imparfaitement le sens de ses paroles qui, dès lors, perdaient toute leur portée.
Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu’elle avait vu du premier coup d’œil et s’écria:
– Mais tu es couvert de sang! Tu t’es donc battu?
– Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?
– Comment ne le saurais-je pas? On dit qu’il y a eu rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts par milliers… du moins l’ai-je entendu dire aux rares clients que nous avons eus en ce jour de malheur.
Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de voix dont il ne perçut pas la tendresse:
– Tu es donc blessé?
– Non. J’ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je bien quelque écorchure par-ci, par-là, mais ce n’est rien. Ce sang n’est pas le mien. C’est celui des malheureux que j’ai vu tuer devant moi.
Dès l’instant qu’il n’était pas blessé, elle reprit son air grondeur et dit:
– C’est là que tu t’es fait arranger de la sorte? Qu’avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre?
– Il le fallait bien.
– Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allée à cette course et que je serais peut-être morte à l’heure qu’il est si j’étais restée jusqu’à la fin!
Ce fut à son tour de pâlir de crainte:
– Tu es allée à la course?
– Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui m’accompagnait, m’a fait quitter la plaza après que le sire de Pardaillan eût si brillamment dagué le taureau. Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle de Notre-Dame la Vierge!
Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au monde elle n’eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu’elle l’avait vu dans son triomphe et que c’était ce qui l’avait fait quitter sa place.
Lui ne vit qu’une chose: c’est que, par bonheur, elle avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver dans la mêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir quelque coup mortel.
– Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On voulait assassiner le Torero. C’est pour lui qu’on s’est battu. Heureusement ses partisans l’ont enlevé, et maintenant, bien caché, il est hors de l’atteinte de ses ennemis.
– Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement intéressée.
– Ce n’est pas tout. La rébellion dont tu as entendu parler, c’était en faveur de don César. On dit qu’il est le fils du roi; c’est lui qui est, paraît-il, le légitime infant et c’est lui qu’on voulait placer sur le trône à la place de son père, le roi Philippe, lui qu’on acclamait sous le nom de roi Carlos.