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– Allons, c’est ici la fin de tout! C’est ici que je vais laisser mes os! Et c’est bien fait pour moi! Qu’avais-je besoin de m’arrêter pour répondre à ce spadassin que j’eusse toujours retrouvé! Je pouvais encore gagner au large. Mais non, il a fallu que la langue me démangeât. Puisse le diable me l’arracher! Me voici bien avancé maintenant. Il ne me reste plus qu’à vendre ma vie le plus chèrement possible, car pour me tirer de là, le diable lui-même ne m’en tirerait pas.

Pendant ce temps, l’orage éclatait du côté du populaire. Les soldats, après avoir déchargé leurs arquebuses avaient reçu le choc terrible du peuple exaspéré. La piste était envahie, le sang coulait à torrents.

De part et d’autre on se portait des coups furieux, accompagnés d’injures, de vociférations, d’imprécations, de jurons intraduisibles Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable boucherie, était enlevé par les hommes de Fausta.

Chose étrange, qui dénotait la parfaite discipline des troupes de d’Espinosa, tandis que, là-bas, la bataille se déroulait avec ses clameurs assourdissantes, son tumulte indescriptible, avec le choc des armes, les plaintes des blessés, les râles des agonisants, ici, comme si rien ne se fût passé si près, c’était l’ordre parfait, le calme et le silence lourd, étouffant, qui précède l’orage. Et cela faisait un contraste frappant.

Bussi-Leclerc avait dégainé et s’était campé devant Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s’était rétréci, et maintenant, il n’avait plus qu’un tout petit espace de libre.

Partout, devant, derrière, à droite et à gauche, aussi loin que sa vue pouvait aller, il voyait des hommes impassibles qui, le fer nu à la main, attendaient un ordre pour se ruer sur lui et le mettre en pièces.

Bussi-Leclerc ouvrait la bouche pour répondre à la dernière insulte de Pardaillan. Une main fine et blanche se posa sur son bras et, d’une pression à la fois douce et impérieuse, lui imposa silence. En même temps, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt dit avec un accent grave:

Eh bien! Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde autour de toi, Pardaillan. Vois ces centaines d’hommes armés qui te serrent de près. Tout cela, c’est mon œuvre à moi. Cette fois-ci je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t’arracher à mon étreinte. Tu te disais invulnérable, et j’avais presque fini par le croire. «Mon heure n’est pas venue, disais-tu, parce que vous êtes vivante et qu’il est écrit que Pardaillan doit tuer Fausta». Je suis vivante encore, Pardaillan, et toi, tu es en mon pouvoir et ton heure est enfin venue!

– Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j’ai rencontré celui-ci – d’un geste de mépris écrasant il désignait Bussi, livide de fureur – j’ai vu celui-ci que j’ai connu geôlier autrefois, qui s’est fait assassin et, ne se jugeant pas assez bas, s’est fait sbire et pourvoyeur de bourreau; j’ai vu ceux-là – il désignait les officiers et les soldats qui frémirent sous l’affront – ceux là qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J’ai vu se dessiner le guet-apens, s’organiser l’assassinat, j’ai vu les reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et immondes s’avancer en rampant, prêtes à la curée, et je me suis dit que pour compléter la collection, il ne manquait plu qu’une hyène. Et aussitôt, vous êtes apparue. En vérité, je vous le dis, madame, une fête pareille ne pouvait se passer sans Fausta, organisatrice incomparable qui ne pouvait rester dans l’ombre.

Impassible, elle essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne daigna pas discuter. À quoi bon? Elle parut même accepter ce qu’il avait dit, en assumer la responsabilité en disant avec un hochement de tête approbateur:

– Oui, tu l’as dit, je ne pouvais manquer d’assister à la fête organisée par moi, car, sache-le, c’est par mon ordre que ces soldats sont ici, c’est par mon ordre que M. de Bussi-Leclerc s’est présenté devant toi. Je savais, Pardaillan, que tu ne saurais pas résister à ta frénésie de bravade et que, pendant ce temps, moi, je pourrais tendre mon filet en toute quiétude. Et il en a été ainsi que je l’avais prévu. Et maintenant, tu es pris dans les mailles du filet, dont rien ne pourra te défaire, et c’est pour te dire cela que je suis venue.

Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache, honteux qu’il était du rôle qu’on leur faisait jouer, sur un ton de suprême autorité, en désignant Pardaillan de la main:

– Arrêtez cet homme!

L’officier allait s’avancer lorsque Bussi-Leclerc s’écria:

– Un instant, mort-diable!

Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n’était pas concertée avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le mécontentement qu’elle éprouvait:

– Perdez-vous la tête, monsieur? Que signifie ceci?

– Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, le sire de Pardaillan, qui se vante de m’avoir désarmé et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi!

Fausta le considéra une seconde avec un étonnement qui n’avait rien de simulé. Bussi-Leclerc, qui s’était toujours laissé désarmer dans toutes ses rencontres avec Pardaillan, choisissait le moment où celui-ci était enfin pris pour venir le provoquer. Très sincèrement, elle le crut soudainement frappé de démence. Elle baissa d’instinct le ton pour lui demander d’un air vaguement apitoyé:

– Vous voulez donc vous faire tuer? Croyez-vous que, dans sa situation, il poussera la folie jusqu’à vous faire grâce de la vie, une fois de plus?

Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, et sur, un ton d’assurance qui frappa Fausta:

– Rassurez-vous, madame, dit-il. Je comprends ce que vous dites… et même ce que vous n’osez me dire en face, de peur de me contrister. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas. Je vous en donne l’assurance formelle.

Fausta crut qu’il avait inventé ou acheté quelque botte secrète, comme on en trouvait tous les jours, et que sûr de triompher, il tenait à le faire devant tous ces soldats qui seraient les témoins de sa victoire et rétabliraient sa réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait tellement sûr de lui qu’une autre appréhension vint l’assaillir, qu’elle traduisit en grondant:

– Vous n’allez pas le tuer, j’imagine?

– Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le soustraire au supplice qui l’attend. Je ne le tuerai pas, soyez tranquille.

Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et, avec une insouciance affectée:

– Je me contenterai de le désarmer.

Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait le laisser faire. Non qu’elle s’intéressât à lui à ce point, mais tant elle craignait de voir Pardaillan lui échapper. C’est qu’elle était payée pour savoir qu’avec le chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien.

Elle allait donc donner l’ordre de procéder à l’instant à la prise de corps de celui qu’on pouvait considérer comme prisonnier.

Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.

– Madame, dit-il d’une voix tremblante de colère contenue, j’ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu’il m’en a coûté. De grâce, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise… ou je ne réponds de rien.

Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. Fausta comprit que le contrarier ouvertement pouvait être dangereux.

Qui pouvait savoir à quelles extrémités pourrait se livrer cet homme que la haine rendait fou furieux? Au surplus, en considérant les troupes formidables qui entouraient le chevalier, elle se rassura quelque peu.

– Soit, dit-elle d’un ton radouci, agissez donc à votre guise.

Et en elle-même, elle ajouta:

«S’il se fait tuer, s’il reçoit une suprême et sanglante humiliation, après tout, tant pis pour lui. Que m’importe, à moi.»

Bussi-Leclerc s’inclina, et froidement:

– Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n’échappera pas au sort qui l’attend.

Et se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux aux lèvres, avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier:

– Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne pensez-vous pas que l’heure est bien choisie pour donner au mauvais écolier que je suis une de ces prestigieuses leçons dont vous seul avez le secret? Voyez l’admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver témoins plus nombreux et mieux qualifiés de la défaite humiliante que vous ne manquerez pas de m’infliger?

Pardaillan savait bien, quoi qu’il en eût dit, que Bussi-Leclerc était brave. Il savait bien que la mort ne l’effrayait pas. Mais il savait aussi que ce que le spadassin appréhendait par dessus tout, c’était précisément de se voir infliger devant témoins la défaite dont il parlait en raillant.

Or, jusqu’ici, l’insuccès de ses diverses tentatives était fait pour lui faire plutôt éviter une rencontre avec celui qu’il était bien forcé de reconnaître pour son maître en escrime.