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– Ainsi, madame, dit-il d’une voix très calme en apparence, vous prétendez que je suis le fils légitime du roi Philippe?

Fausta comprit qu’il cherchait à se dérober, et que si elle le laissait faire il lui échapperait.

Elle le fouilla d’un regard pénétrant, et ne put s’empêcher de rendre intérieurement hommage à la force d’âme de ce jeune homme qui, après des secousses aussi rudes, avait su se dominer au point de montrer un visage aussi calme, aussi paisible.

«Décidément, songeait-elle, ce petit aventurier n’est pas le premier venu. Il a une dose d’orgueil vraiment royale. Tout autre, à sa place, eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Vraie ou fausse, un autre se fût empressé de la tenir pour valable. Celui-ci reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et je crois, Dieu me pardonne! que son plus cher désir serait d’acquérir la preuve que je me suis trompée.»

Et pour la première fois depuis le commencement de cet entretien, un doute commença de pénétrer sournoisement en elle et, avec une angoisse terrible, elle se posa la question: «Serait-il dénué d’ambition à ce point? Après avoir eu le malheur de me heurter à un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur d’avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides de sens?»

En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé d’imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir en aide.

Mais c’était une rude jouteuse que Fausta, et elle n’était pas femme à renoncer pour si peu. Ces réflexions avaient passé dans son esprit avec l’instantanéité d’un éclair. Et quels que fussent son doute et son angoisse, sa physionomie n’exprima rien que cette immuable sérénité qu’il lui plaisait de montrer.

Et à la question du Torero qui ne la suspectait pas personnellement, elle répondit du tac au tac:

– Des documents, d’une authenticité indiscutable, que je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c’est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l’ai dit, un jour, très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux. Et vous serez bien forcé de convenir vous-même que je ne prétends rien qui ne soit l’expression de la plus absolue vérité.

Très doucement, le Torero dit:

– À Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je suspecte vos intentions!

Et avec un sourire amer:

– Je n’ai pas reçu l’éducation réservée aux fils de roi… futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis – puisque vous l’assurez – je n’ai pas été élevé sur les marches du trône. J’ai vécu dans les ganaderias, madame, au milieu des fauves que j’élève pour le plus grand plaisir des princes, mes frères. C’est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis, n’ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d’un gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine.

Fausta approuva gravement de la tête.

Le Torero, s’étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:

– Ma mère, madame, comment s’appelait-elle?

Fausta leva les sourcils d’un air surpris, et avec force:

– Vous êtes prince légitime, dit-elle. Votre mère s’appelait Élisabeth de France, épouse légitime de Philippe roi, reine d’Espagne, par conséquent.

Le Torero passa la main sur son front moite.

– Mais enfin, madame, dit-il d’une voix tremblante, me direz-vous pourquoi, puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d’un père contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l’épouse légitime, haine qui est allée jusqu’à l’assassinat?… Car vous m’avez bien dit, n’est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui infligeait son époux?

– Je l’ai dit et je le prouverai.

– Ma mère était donc coupable?

Et il tremblait en posant cette question. Et ses yeux suppliants imploraient un démenti qu’elle ne lui fit pas attendre car elle dit, très catégorique:

– Votre mère, je l’ai dit et je le répète et je le prouverai, la reine, votre mère, votre auguste mère, était une sainte.

Évidemment, elle exagérait considérablement. Élisabeth de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir été tout ce qu’il lui aurait plu d’être, hormis une sainte.

Mais c’est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété filiale, d’autant plus ardente et aveugle qu’il n’avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu’il lui conviendrait d’imaginer.

Fausta avait besoin d’exaspérer autant qu’il serait en son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère. Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre l’époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente, irrésistible. Or il fallait que cette fureur arrivât à un point tel qu’il oubliât totalement que cet époux c’était son père.

C’est pourquoi, pour les besoins de sa cause, Fausta n’hésitait pas à canoniser, de sa propre autorité, la mère du Torero.

Celui-ci accueillit l’affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement et demanda:

– Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de sang que d’aucuns prétendent qu’il est?

Il oubliait que lui-même l’avait toujours considéré comme tel. Maintenant qu’il savait qu’il était son père, il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux. Il espérait, sans trop y compter, qu’elle dirait des choses qui le disculperaient, comme elle en avait dit en faveur de sa mère.

Ceci ne pouvait faire l’affaire de Fausta. Implacable, elle répondit:

– Le roi, malheureusement, n’a jamais eu, pour personne, un sentiment de tendresse. Le roi, c’est l’orgueil, c’est l’égoïsme, c’est la sécheresse de cœur, c’est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant d’excuse.

– Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?

Fausta secoua la tête.

– Non, dit-elle, la reine n’eut rien à se reprocher. Si j’ai parlé d’un semblant d’excuse, c’est qu’il s’agit d’une aberration commune à bien des hommes, indigne toutefois d’un monarque qui doit être inaccessible à tout sentiment bas. Elle porte un nom, cette aberration spéciale, on l’appelle: jalousie.

– Jaloux!… Sans motif?

– Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.

– Comment peut-on être jaloux de qui l’on n’aime pas?

Fausta sourit.

– Le roi n’est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.

– Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu’au crime? Ce que vous appelez jalousie, d’autres pourraient, plus justement peut-être, l’appeler férocité.

Fausta sourit encore d’un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni non.

– C’est tout une histoire mystérieuse et lamentable qu’il me faut vous conter, dit-elle, avec un léger silence. Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte et nul, s’il savait, n’oserait parler. Il s’agit du premier fils du roi, votre frère, de celui qui serait l’héritier du trône à votre place, s’il n’était pas mort à la fleur de l’âge.

– L’infant Carlos! s’exclama le Torero.

– Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.

Alors cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui raconter, en l’arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte qu’il eût fallu la connaître à fond pour s’y reconnaître.

Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement l’esprit de celui à qui elle s’adressait, et ceci d’autant plus que certains de ces détails correspondaient à certains souvenirs d’enfance du Torero, expliquaient lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.

Et toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l’époux, cela sans insister, en ayant l’air de l’excuser et de le défendre. En même temps la figure de la reine se détachait douce, victime résignée jusqu’à la mort d’un implacable bourreau.

Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de sa naissance, il était convaincu de l’innocence de sa mère, il était convaincu de son long martyre. En même temps il sentait gronder en lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l’enfant devenu un homme. Et il se sentait animé d’un désir ardent de vengeance.