Un moment a vaincu mon audace imprudente:

Cette âme si superbe est enfin dépendante.

Depuis près de six mois, honteux, désespéré,

Portant partout le trait dont je suis déchiré,

Contre vous, contre moi, vainement je m'éprouve:

Présente je vous fuis, absente je vous trouve;

Dans le fond des forêts votre image me suit;

La lumière du jour, les ombres de la nuit,

Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite,

Tout vous livre à l'envi le rebelle Hippolyte.

Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune.

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune.

Mes seuls gémissements font retentir les bois,

Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Peut-être le récit d'un amour si sauvage

Vous fait en m'écoutant rougir de votre ouvrage.

D'un coeur qui s'offre à vous quel farouche entretien!

Quel étrange captif pour un si beau lien!

Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chère.

Songez que je vous parle une langue étrangère,

Et ne rejetz pas des voeux mal exprimés,

Qu'Hippolyte sans vous n'aurait jamais formés.

SCENE III – HIPPOLYTE, ARICIE, THERAMENE, ISMENE

THERAMENE

Seigneur, la reine vient, et je l'ai devancée.

Elle vous cherche.

HIPPOLYTE

Moi?

THERAMENE

J'ignore sa pensée,

Mais on vous est venu demander de sa part.

Phèdre veut vous parler avant votre départ.

HIPPOLYTE

Phèdre? Que lui dirai-je? Et que peut-elle attendre…

ARICIE

Seigneur, vous ne pouvez refuser de l'entendre.

Quoique trop convaincu de son inimitié,

Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.

HIPPOLYTE

Cependant vous sortez. Et je pars. Et j'ignore

Si je n'offense point les charmes que j'adore.

J'ignore si ce coeur que je laisse en vos mains…

ARICIE

Partez, Prince, et suivez vos généreux desseins.

Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.

J'accepte tous les dons que vous voulez me faire.

Mais cet Empire enfin si grand, si glorieux,

N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

SCENE IV – HIPPOLYTE, THERAMENE

HIPPOLYTE

Ami, tout est-il prêt? Mais la Reine s'avance.

Va, que pour le départ tout s'arme en diligence.

Fais donner le signal, cours, ordonne et revien

Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.

SCENE V – PHEDRE, HIPPOLYTE, OENONE

PHEDRE à OENONE

Le voici. Vers mon coeur tout mon sang se retire.

J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

OENONE

Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.

PHEDRE

On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous,

Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes.

Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.

Mon fils n'a plus de père, et le jour n'est pas loin

Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.

Déjà mille ennemis attaquent son enfance;

Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.

Mais un secret remords agite mes esprits.

Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris.

Je tremble que sur lui votre juste colère

Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

HIPPOLYTE

Madame, je n'ai point des sentiments si bas.

PHEDRE

Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas,

Seigneur. Vous m'avez vue attachée à vous nuire;

Dans le fond de mon coeur vous ne pouviez pas lire.

A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir.

Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir.

En public, en secret, contre vous déclarée,

J'ai voulu par des mers en être séparée;

J'ai même défendu par une expresse loi

Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.

Si pourtant à l'offense on mesure la peine,

Si la haine peut seule attirer votre haine,

Jamais femme ne fut plus digne de pitié,

Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.

HIPPOLYTE

Des droits de ses enfants une mère jalouse

Pardonne rarement au fils d'une autre épouse.

Madame, je le sais. Les soupçons importuns

Sont d'un second hymen les fruits les plus communs.

Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,

Et j'en aurais peut-être essuyé plus d'outrages.

PHEDRE

Ah! Seigneur, que le Ciel, j'ose ici l'attester,

De cette loi commune a voulu m'excepter!

Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore!

HIPPOLYTE

Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore.

Peut-être votre époux voit encore le jour;

Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.

Neptune le protège, et ce Dieu tutélaire

Ne sera pas en vain imploré par mon père.

PHEDRE

On ne voit point deux fois le rivage des morts,

Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,

En vain vous espérez qu'un Dieu vous le renvoie,

Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.

Que dis-je? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.

Toujours devant mes yeux je crois vois mon époux.

Je le vois, je lui parle, et mon coeur… Je m'égare,

Seigneur; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

HIPPOLYTE

Je vois de votre amour l'effet prodigieux.

Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux;

Toujours de son amour votre âme est embrasée.

PHEDRE

Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.

Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,

Tel qu'on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous voi.

Il avait votre port, vos yeux, votre langage,

Cette noble pudeur colorait son visage,

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

Digne sujet des voeux des filles de Minos.

Que faisiez-vous alors? Pourquoi sans Hyppolyte

Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite?

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors

Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords?

Par vous aurait péri le monstre de la Crète,

Malgré tous les détours de sa vaste retraite.

Pour en développer l'embarras incertain,

Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée:

L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.

C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours

Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.

Que de soins m'eût coûté cette tête charmante!

Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.

Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,

Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher;

Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,

Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

HIPPOLYTE

Dieux! qu'est-ce que j'entends? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père et qu'il est votre époux?

PHEDRE

Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,

Prince? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire;?

HIPPOLYTE

Madame, pardonnez. J'avoue, en rougissant,

Que j'accusais à tort un discours innocent.

Ma honte ne peut plus soutenir votre vue;

Et je vais…

PHEDRE

Ah! cruel, tu m'as trop entendue.

Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.

Hé bien! connais donc Phèdre et toute sa fureur.

J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,

Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison.

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc

Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,

Ces Dieux qui se sont fait une gloire; cruelle

De séduire le coeur d'une faible mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé.

C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.

J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.

Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.

De quoi m'ont profité mes inutiles soins?

Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.

Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

Que dis-je? Cet aveu que je viens de te faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?

Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haïr.

Faibles projets d'un coeur trop plein de ce qu'il aime!

Hélas! je ne t'ai pu parler que de toi-même.

Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour.

Digne fils du héros qui t'a donné le jour,

Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte!

Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.

Voilà mon coeur. C'est là que ta main doit frapper.