– Avez-vous des nouvelles de Robert? me dit-elle.
Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.
– Eh bien! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu'on vous voit.
Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous étions plus liés qu'elle ne savait:
– Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle (car les bons offices de l'entremetteuse font partie des devoirs d'une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner mercredi avec elle?
C'était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.
– Et samedi?
Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c'eût été peu gentil de ne pas rester tous les soirs à dîner avec elle; je refusai donc encore.
– Ah! vous n'êtes pas un homme facile à avoir chez soi.
– Pourquoi ne venez-vous jamais me voir? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l'offrait faisait seule tout le prix, car il n'avait coûté que vingt francs. (C'était du reste son prix maximum quand on n'avait chanté qu'une fois. Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées recevaient des roses peintes par la marquise.)
– C'est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas dîner chez moi?
Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu'on n'y pouvait tenir que deux, pensèrent qu'on les avait mal renseignées, que c'était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J'étais plus à même que personne d'en connaître la fausseté. Mais j'étais surpris que, dans ces périodes difficiles où s'effectue une séparation non encore consommée, la duchesse, au lieu de s'isoler, invitât justement quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu. J'eus le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu'elle me reçût et que, maintenant qu'il la quittait, elle ne voyait plus d'obstacles à s'entourer des gens qui lui plaisaient.
Deux minutes auparavant j'eusse été stupéfait si on m'avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d'aller la voir, encore plus de venir dîner. J'avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les particularités que j'avais extraites de ce nom, le fait qu'il m'avait été interdit d'y pénétrer, en m'obligeant à lui donner le même genre d'existence qu'aux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu l'image dans un rêve, me le faisait, même quand j'étais certain qu'il était pareil à tous les autres, imaginer tout différent; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel. Dîner chez les Guermantes, c'était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu'il s'agissait d'un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent quelqu'un en disant: «Venez, il n'y aura absolument que nous», feignant d'attribuer au paria la crainte qu'ils éprouvent de le voir mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l'exclu, malgré lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le désir de me faire goûter à ce qu'elle avait de plus agréable quand elle me dit, mettant d'ailleurs devant mes yeux comme la beauté violâtre d'une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d'une présentation au comte Mosca:
– Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante; d'abord je ne vous inviterais pas si ce n'était pas pour rencontrer des gens agréables.
Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un mouvement perpétuel d'ascension, la famille joue au contraire un rôle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l'aristocratie princière, qui ne peut chercher à s'élever puisque, au-dessus d'elle, à son point de vue spécial, il n'y a rien. L'amitié que me témoignaient «la tante Villeparisis» et Robert avait peut-être fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l'objet d'une attention curieuse que je ne soupçonnais pas.
Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées comme le grain de poussière de l'oeil ou la goutte d'eau de la trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous dans une précieuse collection d'autographes.
De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l'était pas. Un étranger n'avait presque jamais l'occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s'en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu'il apporterait, puisque c'était chose qu'elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu'à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j'en possédais. Et sans doute ne les eût-elle pas crus, si elle n'avait remarqué qu'ils ne pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu'un étranger faisait partie des «gens agréables».
Il fallait voir, parlant de femmes qu'elle n'aimait guère, comme elle changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l'une, par exemple sa belle-soeur. «Oh! elle est charmante», disait-elle d'un air de finesse et de certitude. La seule raison qu'elle en donnât était que cette dame avait refusé d'être présentée à la marquise de Chaussegros et à la princesse de Silistrie. Elle n'ajoutait pas que cette dame avait refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l'esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile à connaître. Elle mourait d'envie d'être reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement l'habitude qu'on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention.
Le motif véritable de m'inviter était-il, dans l'esprit de Mme de Guermantes (depuis que je ne l'aimais plus), que je ne recherchais pas ses parents quoique étant recherché d'eux? Je ne sais. En tout cas, s'étant décidée à m'inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce qu'elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui auraient pu m'empêcher de revenir, ceux qu'elle savait ennuyeux. Je n'avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l'avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s'asseoir à côté de moi et m'inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons à peine-comme moi la duchesse-comme ne pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet oubli idéal où nous nous figurons qu'ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil à celui d'une belle nuit nous nous imaginons les différentes reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance infinie, nous ne pouvons nous défendre d'un sursaut de malaise ou de plaisir s'il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une invitation à dîner ou un méchant potin.
Peut-être parfois, quand, à l'imitation des princes persans qui, au dire du Livre d'Esther , se faisaient lire les registres où étaient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle s'était dit de moi: «Un à qui nous demanderons de venir dîner.» Mais d'autres pensées l'avaient distraite
(De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)
jusqu'au moment où elle m'avait aperçu seul comme Mardochée à la porte du palais; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire elle voulait, tel Assuérus, me combler de ses dons.
Cependant je dois dire qu'une surprise d'un genre opposé allait suivre celle que j'avais eue au moment où Mme de Guermantes m'avait invité. Cette première surprise, comme j'avais trouvé plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d'exprimer au contraire avec exagération ce qu'elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle était, pour avoir l'air si étonné d'être invité chez elle: «Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici.» En répondant que je le savais, j'ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel «avait été très bon pour moi à Balbec et à Paris». Mme de Guermantes parut étonnée et ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une page déjà plus ancienne du livre intérieur. «Comment! vous connaissez Palamède?» Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle parlait d'un homme si brillant, mais qui n'était pour elle que son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le gris confus qu'était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d'été où elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce qu'ils étaient devenus depuis; M. de Charlus notamment, tout entier livré à des goûts d'art qu'il avait si bien refrénés par la suite que je fus stupéfait d'apprendre que c'était par lui qu'avait été peint l'immense éventail d'iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu'il avait autrefois composée pour elle. J'ignorais absolument que le baron eût tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n'était pas enchanté que dans sa famille on l'appelât Palamède. Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces stupides abréviations sont un signe de l'incompréhension que l'aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d'ailleurs la même puisqu'un neveu de Lady Rufus Israël, qui s'appelait Moïse, était couramment appelé dans le monde: «Momo») en même temps que de sa préoccupation de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance à ce qui est aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d'imagination poétique et plus d'orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu goûter Mémé n'était pas celle-là puisqu'elle s'étendait aussi au beau prénom de Palamède. La vérité est que se jugeant, se sachant d'une famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-soeur disent de lui: «Charlus», comme la reine Marie-Amélie ou le duc d'Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères: «Joinville, Nemours, Chartres, Paris».