Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc…» elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait dû se soigner radicalement dès le début.» Elle ne préconisait pas un genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût radicale . Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait dans le Midi des cousins-riches relativement-dont la fille, tombée malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait, plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur un petit théâtre de province.

Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer; parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie, une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée. Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère à peu près tout ce qu'elle disait.

Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait, elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait, autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.

A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.

Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur elle.

Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une vieille femme qui radote…

A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si faible qu'on soit on peut toujours être peignée.» C'est-à-dire, on n'est jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait, s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant: «C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer. Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.

Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dégager.

Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus à la lettre s qu'à la lettre c ; elle disait en effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après, j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux, voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa légèrement la main.

Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues. Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes qui courent sur Madame.» C'était, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas l'air d'entendre.

Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal, Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d'essayage.

Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent fût-ce aux petits ennuis des autres:

– Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.

– Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.

Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille; étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi.»