5 Nuit noire sur la conurb

Quand je suis arrivé au Centre, il n’y avait personne dans l’Agora. Je suis monté direct au dernier étage, où résidait Youri. Je l’ai trouvé assis sur le canapé de cuir noir qui trônait au milieu du salon de son immense appart biscornu, un capharnaüm indescriptible, véritable musée techno du XXe siècle, avec des tas d’ordinateurs de type Macintosh ou IBM à moitié ouverts, comme des machines en cours d’autopsie.

Il matait une cassette vidéo sur une antique télé analogique, aux couleurs déréglées.

Je me suis installé à côté de lui, à l’autre bout du divan, et on a d’abord regardé la cassette en silence. Je la connais bien, cette vidéo. Depuis que je connais Youri.

Il la regarde assez régulièrement, et je crois que c’est pour beaucoup dans sa folie toute spécifique, son côté “ la mort de l’Occident, l’aveuglement des démocraties ”, et tout ça…

Etrangement, cette cassette aussi est en rapport avec mon grand-dab.

Youri n’a jamais connu mon grand-père écrivain, il est arrivé en France après que celui-ci en fut parti, à la fin du XXe siècle.

Mais Youri a connu des amis que mon grand-dab avait laissés derrière lui, alors qu’il s’embarquait pour le Pacifique. Des amis avec lesquels Youri a sympathisé à l’époque des années noires.

Ce sont ces amis qui ont montré puis légué cette cassette à Youri, dans des conditions assez obscures.

Une antiquité, cette bande VHS de deux cent quarante minutes. Il s’agissait d’un montage, réalisé par ses soins, à partir des informations télévisées qui avaient couvert la guerre dans l’ex-Yougoslavie.

Le grand-dab prétendait que c’était pour conserver une mémoire alternative à celle qui ne manquerait pas d’emplir les livres d’histoire. Il était en effet persuadé que le XXIe siècle verrait le triomphe du “ révisionnisme-en-direct ”, parce qu’il en avait vu le prototype monstrueux s’élaborer devant ses yeux.

Evidemment, disait Youri, la question que posait ton grand-dab est d’une actualité toujours aussi brûlante: Comment juger les criminels de guerre lorsqu’ils siègent au secrétariat de l’ONU?

C’est la raison pour laquelle, un peu avant son départ, il avait procédé à ce montage, à partir de bandes dénichées ici ou là. C’est Youri qui m’avait expliqué ça, et lui-même le tenait des amis de mon aïeul.

Youri connaissait la bande par coeur. Chaque réplique d’homme politique, chaque mensonge officiel de l’ONU, les messages de compassion, les shows humanitaires, les manipulations médiatiques successives (assimilation Bosniaques-musulmans, répétition systématique de l’adjectif “ serbobosniaques ” alors que les Serbes se définissaient justement comme non-bosniaques, jusqu’à l’extermination de tous les autres), les déballonnades continues devant le totalitarisme tchetnik, chaque épisode de la guerre était là. Jusqu’à la pantalonnade des “ zones de sécurité ”, à l’intérieur desquelles les soldats de l’ONU servirent de supplétifs aux troupes du général Mladic, durant la terrible campagne de nettoyage ethnique de l’été 1995. Les camps de concentration filmés par CNN, les témoignages sur les centres de viol, les visites-spectacles des grands chefs d’Etat occidentaux, entre deux bombardements, l’embargo décrété sur les armes…

Pire encore, la campagne de l’armée croate en Krajina y était présentée comme une réplique des nettoyages ethniques serbes, un peu comme si les troupes alliées libérant l’Europe avaient été traitées en retour de nazies!

Tout cela avait été conservé par le grand-dab, et par la précision de son montage on voyait effectivement en gros plan la nature du crime, et le visage des criminels, mais on voyait surtout le désastre se profiler à l’horizon. Mon grand-père, d’après Youri, fut convaincu à partir de ce moment que l’Europe allait terminer là sa longue histoire, et que l’onuzisme , selon ses termes, allait devenir la forme de gouvernement mondial du XXIe siècle. Il avait affirmé à l’époque que si les “ onucrates ” et leurs complices politiques, médiatiques ou autres, devenaient à leur tour des cibles humaines, il ne verserait pas une larme sur leur sort; mieux, sans doute sablerait-il le champagne, voire armerait lui-même le détonateur. D’après Youri, ça lui aurait valu quelques ennuis avec la justice et certaines belles âmes éditorialistes.

On était en pleine débâcle de l’ONU à Srebrenica quand Dakota est entrée dans la pièce. Je ne l’ai pas entendue venir. A un moment donné, elle était à côté de nous, c’est tout.

J’ai relevé les yeux dans sa direction tandis que Youri restait le regard rivé à l’écran.

– Bonsoir, elle a fait froidement. Youri m’a dit que vous vouliez examiner certaines parties de mon organisme?

Je n’ai pas osé lui dire auxquelles je pensais, et j’ai béni les dieux de la linguistique pour son français parfois approximatif. J’ai amorcé un sourire.

– Oui, j’ai apporté un petit Medikit, je vais avoir besoin d’un peu de votre sang et d’un échantillon de vos cellules de la couche cornée.

Elle continuait de me toiser, glaciale.

– Je présume qu’avec tout ça je peux espérer avoir la carte avant la fin de l’année?

– Vous l’aurez à la fin du siècle si vous continuez comme ça… Tendez-moi plutôt votre bras…

Son poing s’est détendu à une telle vitesse que j’ai rien vu. Il est venu s’immobiliser à un centimètre de mon nez.

J’ai ouvert le Medikit en silence, et j’en ai extirpé les instruments.

C’est en faisant les prélèvements que j’ai remarqué un détail qui m’avait jusque-là échappé. Il y avait un truc bizarre sous son épiderme. Ça courait sur toute la longueur des membres et ça s’étoilait en réseau aux articulations. C’était extrêmement fin, et translucide. Sous le faible éclairage du Centre, de loin, ça se confondait avec la peau, comme des reflets, mais là, juste sous mon nez, ça ressemblait foutrement à de la micro-fibre optique.

– Z’êtes câblée sur quelle chaîne? j’ai fait, pas très intelligemment, en insérant la seringue dans la veine voisine du drôle de réseau.

– Si vous le saviez, vous rigoleriez moins, m’a-t-elle vertement répondu. Et faites gaffe où vous plantez votre truc.

J’aurais presque pu entendre le mot “ connard ” qui devait ponctuer sa phrase, en pensée.

J’ai poussé un soupir et j’ai appuyé sur la gâchette de la sonde.

Ça a fait un bruit sec, puis un sifflement pneumatique et la capsule s’est remplie de quelques millimètres cubes de sang frais.

J’ai fait de même avec la petite micro-machine qui s’est occupée de prélever quelques particules de l’épiderme.

Quand j’en ai eu terminé, j’ai tout rangé et j’ai relevé les yeux.

Fallait que je rétablisse le courant.

– J’ai déjà vu ce genre d’exosquelettes, enfin des modèles moins performants, des trucs de l’armée, pour les combats en apesanteur c’est ça?… C’est quoi qu’on vous a mis, de la neurofibre artificielle?

Ça a fait un bruit mat, j’ai eu un flash rouge-noir avec plein d’étoiles, et, en même temps, je ressentais une violente douleur sur l’arête du nez. Je suis resté sonné quelques secondes.

Quand j’ai rouvert les yeux, Dakota me regardait, les bras croisés, un petit rictus aux lèvres. Je n’avais même pas vu son bras bouger.

Je me tenais le pif, en hochant la tête, pendant que ça pissait le sang.

Youri me refila d’urgence un Kleenex-Recyclo.

– Bon dieu, Dakota, mais qu’est-ce qui t’as pris? répétait-il sans discontinuer.

– Il me demandait c’était quoi comme genre de matériel, alors je lui ai fait une démo, a-t-elle répliqué. J’en ai marre de ses airs de Monsieur-Je-Sais-Tout-Faites-Moi-Confiance, je lui fais pas confiance, et il sait que dalle…

– Merde, Dakota…

– Ça fait bientôt deux mois que j’attends cette foutue carte, et lui il se ramène simplement ce soir pour faire les prélèvements, et il croit que je vais lui faire des sourires?

Putain, là, la moutarde m’est montée au nez.

Je me suis redressé et j’ai fait face à la môme. Elle ressemblait à un animal sauvage, et je me disais de plus en plus nettement que je me verrais bien la dompter.

Mais elle était d’une beauté tellement éclatante que ça n’a fait qu’amplifier ma colère.

Mes colères à moi c’est jamais très long, ni très spectaculaire. Je joue plutôt dans le registre azote liquide que lave éruptive.

J’ai d’abord pensé à lui afficher le nombre de zéros que son histoire m’avait coûté jusque-là, mais elle aurait trouvé ça mesquin. J’aurais pu lui raconter les nuits d’enfer à programmer la carte Zinovsky, avant d’attaquer la sienne, mais je me suis douté que ça ne l’émeuvrait que moyennement.

Je reniflais un mélange de morve et de sang, ça me dégoulinait jusque dans la bouche.

Je sais pas, l’idée m’est venue tout à coup, et en fait c’était pas une idée, juste une conclusion logique, mon cerveau l’a assimilée à une telle vitesse que je crois pouvoir dire maintenant qu’il y était préparé.

Ses yeux ont marqué un étonnement à peine réprobateur.

La beigne lui est arrivée pile poil au coin de la mâchoire. J’y suis allé sans complexe. Ça l’a sonnée et elle a vacillé sur le côté, mais s’est rétablie aussitôt, comme un tube de caoutchouc.

– Vous n’auriez jamais dû faire ça, qu’elle m’ a lâché, menaçante, et je me suis dit “ ça y est mec, maintenant tu vas morfler pour de bon ”.

– C’est une certitude absolue, en effet, elle a lâché, entre ses dents.

– Quoi? j’ ai fait.

– Vous allez morfler.

Y avait comme un arc électrique invisible entre nous.

Je m’attendais à une dérouillée sévère, me doutant que son réseau neuromusculaire artificiel lui avait pas été greffé pour qu’elle chante des berceuses. Et l’Ecole de l’ONU, ça devait cacher une agence illégale liée au Pentagone, pour entraîner les mômes comme elle à devenir de bons petits soldats d’ élite…

Puis j’ai tilté.

Comment qu’elle avait fait pour savoir que j’avais pensé que j’allais morfl…

Nos yeux étaient rivés comme les modules de connexion entre deux stations, rien n’aurait pu les dessouder, même pas, j’en suis sûr, l’explosion d’une bombe atomique sur la ville voisine.

Ça a fait comme une boucle neurofractale, quand vous vous retrouvez piégé dans un univer-gigogne. En même temps que je comprenais, je voyais son propre regard s’éclairer en retour, et évidemment je comprenais ça d’autant mieux que j’étais en train de piger, et qu’elle s’en rendait compte, etc.