Le découragement des noirs s'était changé durant ce discours en une sorte d'effroi merveilleux. Ils écoutaient l'obi avec une confiance mêlée de terreur; celui-ci, enivré de lui-même, se promenait de long en large sur la caisse de sucre, dont la surface offrait assez d'espace pour que ses petits pas pussent s'y déployer fort à l'aise. Biassou ricanait.
Il adressa la parole à l'obi.
– Monsieur le chapelain, puisque vous savez les choses à venir, il nous plairait que vous voulussiez bien lire ce qu'il adviendra de notre fortune, à nous Jean Biassou, mariscal de campo .
L'obi, s'arrêtant fièrement sur l'autel grotesque où la crédulité des noirs le divinisait, dit au mariscal de campo : – Venga vuestra merced [38] ! En ce moment l'obi était l'homme important de l'armée. Le pouvoir militaire céda devant le pouvoir sacerdotal. Biassou s'approcha. On lisait dans ses yeux quelque dépit.
– Votre main, général, dit l'obi en se baissant pour la saisir. Empezo [39] . La ligne de la jointure , également marquée dans toute sa longueur, vous promet des richesses et du bonheur. La ligne de vie , longue, marquée, vous prédit une vie exempte de maux, une verte vieillesse; étroite, elle désigne votre sagesse, votre esprit ingénieux, la generosidad de votre cœur; enfin j'y vois ce que les chiromancos appellent le plus heureux de tous les signes, une foule de petites rides qui lui donnent la forme d'un arbre chargé de rameaux et qui s'élèvent vers le haut de la main, c'est le pronostic assuré de l'opulence et des grandeurs. La ligne de santé , très longue, confirme les indices de la ligne de vie; elle indique aussi le courage; recourbée vers le petit doigt, elle forme une sorte de crochet. Général, c'est le signe d'une sévérité utile.
À ce mot, l'œil brillant du petit obi se fixa sur moi à travers les ouvertures de son voile, et je remarquai encore une fois un accent connu, caché en quelque sorte sous la gravité habituelle de sa voix. Il continuait avec la même intention de geste et d'intonation:
– … Chargée de petits cercles, la ligne de santé vous annonce un grand nombre d'exécutions nécessaires que vous devrez ordonner. Elle s'interrompt vers le milieu pour former un demi-cercle, signe que vous serez exposé à de grands périls avec les bêtes féroces, c'est-à-dire les blancs, si vous ne les exterminez. – La ligne de fortune , entourée, comme la ligne de vie, de petits rameaux qui s'élèvent vers le haut de la main, confirme l'avenir de puissance et de suprématie auquel vous êtes appelé; droite et déliée dans sa partie supérieure, elle annonce le talent de gouverner. – La cinquième ligne, celle du triangle , prolongée jusque vers la racine du doigt du milieu, vous promet le plus heureux succès dans toute entreprise. – Voyons les doigts. – Le pouce, traversé dans sa longueur de petites lignes qui vont de l'ongle à la jointure, vous promet un grand héritage: celui de la gloire de Boukmann sans doute! ajouta l'obi d'une voix haute. – La petite éminence qui forme la racine de l'index est chargée de petites rides doucement marquées: honneurs et dignités! – Le doigt du milieu n'annonce rien. Votre doigt annulaire est sillonné de lignes croisées les unes sur les autres: vous vaincrez tous vos ennemis, vous dominerez tous vos rivaux! Ces lignes forment une croix de Saint-André, signe de génie et de prévoyance! – La jointure qui unit le petit doigt à la main offre des rides tortueuses: la fortune vous comblera de faveurs. J'y vois encore la figure d'un cercle, présage à ajouter aux autres, qui vous annonce puissance et dignités!
«Heureux, dit Éléazar Thaleb, celui qui porte tous ces signes! le destin est chargé de sa prospérité, et son étoile lui amènera le génie qui donne la gloire.»
– Maintenant, général, laissez-moi interroger votre front. «Celui, dit Rachel Flintz la bohémienne, qui porte au milieu du front sur la ride du soleil une petite figure carrée ou un triangle, fera une grande fortune…» La voici, bien prononcée. «Si ce signe est à droite, il promet une importante succession…» Toujours celle de Boukmann! «Le signe d'un fer à cheval entre les deux sourcils, au-dessous de la ride de la lune, annonce qu'on saura se venger de l'injure et de la tyrannie.» Je porte ce signe: vous le portez aussi.
La manière dont l'obi prononça les mots, je porte ce signe , me frappa encore.
– On le remarque, ajouta-t-il du même ton, chez les braves qui savent méditer une révolte courageuse et briser la servitude dans un combat. La griffe de lion que vous avez empreinte au-dessus du sourcil prouve votre bouillant courage. Enfin, général Jean Biassou, votre front présente le plus éclatant de tous les signes de prospérité, c'est une combinaison de lignes qui forment la lettre M , la première du nom de la Vierge. En quelque partie du front, sur quelque ride que cette figure paraisse, elle annonce le génie, la gloire et la puissance. Celui qui la porte fera toujours triompher la cause qu'il embrassera; ceux dont il sera le chef n'auront jamais à regretter aucune perte; il vaudra à lui seul tous les défenseurs de son parti. Vous êtes cet élu du destin!
– Gratias , monsieur le chapelain, dit Biassou, se préparant à retourner à son trône d'acajou.
– Attendez, général, reprit l'obi, j'oubliais encore un signe. La ligne du soleil, fortement prononcée sur votre front, prouve du savoir-vivre, le désir de faire des heureux, beaucoup de libéralité, et un penchant à la magnificence.
Biassou parut comprendre que l'oubli venait plutôt de sa part que de celle de l'obi. Il tira de sa poche une bourse assez, lourde et la jeta dans le plat d'argent, pour ne pas faire mentir la ligne du soleil .
Cependant l'éblouissant horoscope du chef avait produit son effet dans l'armée. Tous les rebelles, sur lesquels la parole de l'obi était devenue plus puissante que jamais depuis les nouvelles de la mort de Boukmann, passèrent du découragement à l'enthousiasme, et, se confiant aveuglément à leur sorcier infaillible et à leur général prédestiné, se mirent à hurler à l'envi: – Vive l'obi! Vive Biassou! L'obi et Biassou se regardaient, et je crus entendre le rire étouffé de l'obi répondant au ricanement du généralissime.
Je ne sais pourquoi cet obi tourmentait ma pensée; il me semblait que j'avais déjà vu ou entendu ailleurs quelque chose qui ressemblait à cet être singulier; je voulus le faire parler.
– Monsieur l'obi, señor cura, doctor medico , monsieur le chapelain, bon per! lui dis-je.
Il se retourna brusquement vers moi.
– Il y a encore ici quelqu'un dont vous n'avez point tiré l'horoscope, c'est moi.
Il croisa ses bras sur le soleil d'argent qui couvrait sa poitrine velue, et ne me répondit pas.
Je repris:
– Je voudrais bien savoir ce que vous augurez de mon avenir; mais vos honnêtes camarades m'ont enlevé ma montre et ma bourse, et vous n'êtes pas sorcier à prophétiser gratis .
Il s'avança précipitamment jusqu'auprès de moi, et me dit sourdement à l'oreille:
– Tu te trompes! Voyons ta main.
Je la lui présentai en le regardant en face. Ses yeux étincelaient. Il parut examiner ma main.
«- Si la ligne de vie, me dit-il, est coupée vers le milieu par deux petites lignes transversales et bien apparentes, c'est le signe d'une mort prochaine. – Ta mort est prochaine!
«Si la ligne de santé ne se trouve pas au milieu de la main, et qu'il n'y ait que la ligne de vie et la ligne de fortune réunies à leur origine de manière à former un angle, on ne doit pas s'attendre, avec ce signe, à une mort naturelle. – Ne t'attends point à une mort naturelle!
«Si le dessous de l'index est traversé d'une ligne dans toute sa longueur, on mourra de mort violente!» Entends-tu? prépare-toi à une mort violente! Il y avait quelque chose de joyeux dans cette voix sépulcrale qui annonçait la mort; je l'écoutai avec indifférence et mépris.
– Sorcier, lui dis-je avec un sourire de dédain, tu es habile, tu pronostiques à coup sûr.
Il se rapprocha encore de moi.
– Tu doutes de ma science! eh bien! écoute encore. – La rupture de la ligne du soleil sur ton front m'annonce que tu prends un ennemi pour un ami, et un ami pour un ennemi.
Le sens de ces paroles semblait concerner ce perfide Pierrot que j'aimais et qui m'avait trahi, ce fidèle Habibrah, que je haïssais, et dont les vêtements ensanglantés attestaient la mort courageuse et dévouée.
– Que veux-tu dire? m'écriai-je.
– Écoute jusqu'au bout, poursuivit l'obi. Je t'ai dit de l'avenir, voici du passé: – La ligne de la lune est légèrement courbée sur ton front; cela signifie que ta femme t'a été enlevée.
Je tressaillis; je voulais m'élancer de mon siège. Mes gardiens me retinrent.
– Tu n'es pas patient, reprit le sorcier; écoute donc jusqu'à la fin. La petite croix qui coupe l'extrémité de cette courbure complète l'éclaircissement. Ta femme t'a été enlevée la nuit même de tes noces.
– Misérable! m'écriai-je, tu sais où elle est! Qui es-tu?
Je tentai encore de me délivrer et de lui arracher son voile; mais il fallut céder au nombre et à la force; et je vis avec rage le mystérieux obi s'éloigner en me disant: