Était-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas voté la mort du roi, il n'avait pas été compris dans les décrets d'exil et avait pu rester en France [22] .
Il habitait, à trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon très sauvage. Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins; pas même de passants. Depuis qu'il demeurait dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe. On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. Pourtant l'évêque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon à l'endroit où un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait:
– Il y a là une âme qui est seule.
Et au fond de sa pensée il ajoutait: «Je lui dois ma visite.»
Mais, avouons-le, cette idée, au premier abord naturelle, lui apparaissait, après un moment de réflexion, comme étrange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression générale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendît clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontière de la haine et qu'exprime si bien le mot éloignement.
Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non. Mais quelle brebis!
Le bon évêque était perplexe. Quelquefois il allait de ce côté-là, puis il revenait. Un jour enfin le bruit se répandit dans la ville qu'une façon de jeune pâtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge était venu chercher un médecin; que le vieux scélérat se mourait, que la paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.
– Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.
L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui ne devait pas tarder à souffler, et partit.
Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque arriva à l'endroit excommunié. Il reconnut avec un certain battement de cœur qu'il était près de la tanière. Il enjamba un fossé, franchit une haie, leva un échalier, entra dans un courtil délabré, fit quelques pas assez hardiment, et tout à coup, au fond de la friche, derrière une haute broussaille, il aperçut la caverne.
C'était une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une treille clouée à la façade.
Devant la porte, dans une vieille chaise à roulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.
Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.
Pendant que l'évêque regardait, le vieillard éleva la voix:
– Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien.
Et son sourire quitta le soleil pour s'arrêter sur l'enfant.
L'évêque s'avança. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis tourna la tête, et son visage exprima toute la quantité de surprise qu'on peut avoir après une longue vie.
– Depuis que je suis ici, dit-il, voilà la première fois qu'on entre chez moi. Qui êtes-vous, monsieur?
L'évêque répondit:
– Je me nomme Bienvenu Myriel.
– Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous que le peuple appelle monseigneur Bienvenu?
– C'est moi.
Le vieillard reprit avec un demi-sourire:
– En ce cas, vous êtes mon évêque?
– Un peu.
– Entrez, monsieur.
Le conventionnel tendit la main à l'évêque, mais l'évêque ne la prit pas. L'évêque se borna à dire:
– Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompé. Vous ne me semblez, certes, pas malade.
– Monsieur, répondit le vieillard, je vais guérir.
Il fit une pause et dit:
– Je mourrai dans trois heures.
Puis il reprit:
– Je suis un peu médecin; je sais de quelle façon la dernière heure vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a gagné les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'à la ceinture; quand il sera au cœur, je m'arrêterai. Le soleil est beau, n'est-ce pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'œil sur les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce moment-là ait des témoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'à l'aube. Mais je sais que j'en ai à peine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai à la belle étoile.
Le vieillard se tourna vers le pâtre.
– Toi, va te coucher. Tu as veillé l'autre nuit. Tu es fatigué.
L'enfant rentra dans la cabane.
Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant à lui-même:
– Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon voisinage.
L'évêque n'était pas ému comme il semble qu'il aurait pu l'être. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette façon de mourir. Disons tout, car les petites contradictions des grands cœurs veulent être indiquées comme le reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il était quelque peu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était presque tenté de répliquer: citoyen. Il lui vint une velléité de familiarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres, mais qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout, ce conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissant de la terre; pour la première fois de sa vie peut-être, l'évêque se sentit en humeur de sévérité.
Le conventionnel cependant le considérait avec une cordialité modeste, où l'on eût pu démêler l'humilité qui sied quand on est si près de sa mise en poussière.
L'évêque, de son côté, quoiqu'il se gardât ordinairement de la curiosité, laquelle, selon lui, était contiguë à l'offense, ne pouvait s'empêcher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant pas sa source dans la sympathie, lui eût été probablement reprochée par sa conscience vis-à-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui faisait un peu l'effet d'être hors la loi, même hors la loi de charité.
G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, était un de ces grands octogénaires qui font l'étonnement du physiologiste. La révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque. On sentait dans ce vieillard l'homme à l'épreuve. Si près de sa fin, il avait conservé tous les gestes de la santé. Il y avait dans son coup d'œil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azraël, l'ange mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin et eût cru se tromper de porte. G. semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberté dans son agonie. Les jambes seulement étaient immobiles. Les ténèbres le tenaient par là. Les pieds étaient morts et froids, et la tête vivait de toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en ce grave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut, marbre par en bas.
Une pierre était là. L'évêque s'y assit. L'exorde fut ex abrupto .
– Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. Vous n'avez toujours pas voté la mort du roi.
Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans ce mot: toujours. Il répondit. Tout sourire avait disparu de sa face.
– Ne me félicitez pas trop, monsieur; j'ai voté la fin du tyran.
C'était l'accent austère en présence de l'accent sévère.
– Que voulez-vous dire? reprit l'évêque.
– Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai voté la fin de ce tyran-là. Ce tyran-là a engendré la royauté qui est l'autorité prise dans le faux, tandis que la science est l'autorité prise dans le vrai. L'homme ne doit être gouverné que par la science.
– Et la conscience, ajouta l'évêque.
– C'est la même chose. La conscience, c'est la quantité de science innée que nous avons en nous.
Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau pour lui. Le conventionnel poursuivit:
– Quant à Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai voté la fin du tyran. C'est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En votant la république, j'ai voté cela. J'ai voté la fraternité, la concorde, l'aurore! J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs. Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne de joie.