Il s’empara d’un lourd volume marron.

«Eglow, Eglonitz… Nous y sommes: Egria, située dans une région de langue allemande, en Bohême, pas loin de Carlsbad. “Célèbre parce que Wallensten y trouva la mort, et pour ses nombreuses verreries et papeteries.” Ah, ah! mon cher, qu’en dites vous? Ses yeux étincelaient; il souffla un gros nuage de fumée bleue et triomphale.

– Le papier a donc été fabriqué en Bohême, dis-je.

– En effet. Et l’auteur de la lettre est un Allemand. Avez-vous remarqué la construction particulière de la phrase: “Les renseignements sur vous nous sont de différentes sources venus.”? Ni un Français, ni un Russe ne l’aurait écrite ainsi. Il n’y a qu’un Allemand pour être aussi discourtois avec ses verbes. Il reste toutefois à découvrir ce que me veut cet Allemand qui m’écrit sur papier de Bohême et préfère porter un masque plutôt que me laisser voir son visage. D’ailleurs le voici qui arrive, sauf erreur, pour lever tous nos doutes.»

Tandis qu’il parlait, j’entendis des sabots de chevaux, puis un grincement de roues contre la bordure du trottoir, enfin un vif coup de sonnette. Holmes sifflota.

«D’après le bruit, deux chevaux!… Oui, confirma-t-il après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre un joli petit landau, conduit par une paire de merveilles qui valent cent cinquante guinées la pièce. Dans cette affaire, Watson, il y a de l’argent à gagner, à défaut d’autre chose!

– Je crois que je ferais mieux de m’en aller, Holmes.

– Pas le moins du monde, docteur. Restez à votre place. Sans mon historiographe, je suis un homme perdu. Et puis, l’affaire promet! Ce serait dommage de la manquer.

– Mais votre client…

– Ne vous tracassez pas. Je puis avoir besoin de vous, et lui aussi. Le voici. Asseyez-vous dans ce fauteuil, docteur, et soyez attentif.» Un homme entra. Il ne devait pas mesurer moins de deux mètres, et il était pourvu d’un torse et de membres herculéens. Il était richement vêtu: d’une opulence qui, en Angleterre, passait presque pour du mauvais goût. De lourdes bandes d’astrakan barraient les manches et les revers de son veston croisé; le manteau bleu foncé qu’il avait jeté sur ses épaules était doublé d’une soie couleur de feu et retenu au cou par une aigue-marine flamboyante. Des demi-bottes qui montaient jusqu’au mollet et dont le haut était garni d’une épaisse fourrure brune complétaient l’impression d’un faste barbare. Il tenait un chapeau à larges bords, et la partie supérieure de son visage était recouverte d’un masque noir qui descendait jusqu’aux pommettes; il avait dû l’ajuster devant la porte, car sa main était encore levée lorsqu’il entra. Le bas du visage révélait un homme énergique, volontaire: la lèvre épaisse et tombante ainsi qu’un long menton droit suggéraient un caractère résolu pouvant aller à l’extrême de l’obstination.

«Vous avez lu ma lettre? demanda-t-il d’une voix dure, profonde, fortement timbrée d’un accent allemand. Je vous disais que je viendrais…»

Il nous regardait l’un après l’autre; évidemment il ne savait pas auquel s’adresser.

«Asseyez-vous, je vous prie, dit Holmes. Voici mon ami et confrère, le docteur Watson, qui est parfois assez complaisant pour m’aider. A qui ai-je l’honneur de parler?

– Considérez que vous parlez au comte von Kramm, gentilhomme de Bohême. Dois-je comprendre que ce gentleman qui est votre ami est homme d’honneur et de discrétion, et que je puis lui confier des choses de la plus haute importance? Sinon, je préférerais m’entretenir avec vous seul.»

Je me levai pour partir, mais Holmes me saisit par le poignet et me repoussa dans le fauteuil.

«Ce sera tous les deux, ou personne! déclara-t-il. Devant ce gentleman, vous pouvez dire tout ce que vous me diriez à moi seul.»

Le comte haussa ses larges épaules.

«Alors je commence, dit-il, par vous demander le secret le plus absolu pendant deux années; passé ce délai, l’affaire n’aura plus d’importance. Pour l’instant, je n’exagère pas en affirmant qu’elle risque d’influer sur le cours de l’histoire européenne.

– Vous avez ma parole, dit Holmes.

– Et la mienne.

– Pardonnez-moi ce masque, poursuivit notre étrange visiteur. L’auguste personne qui m’emploie désire que son collaborateur vous demeure inconnu, et je vous avouerai tout de suite que le titre sous lequel je me suis présenté n’est pas exactement le mien.

– Je m’en doutais! fit sèchement Holmes.

– Les circonstances sont extrêmement délicates. Il ne faut reculer devant aucune précaution pour étouffer tout germe de ce qui pourrait devenir un immense scandale et compromettre gravement l’une des familles régnantes de l’Europe. Pour parler clair, l’affaire concerne la grande maison d’Ormstein, d’où sont issus les rois héréditaires de Bohême.

– Je le savais aussi, murmura Holmes en s’installant dans un fauteuil et en fermant les yeux.»

Notre visiteur contempla avec un visible étonnement la silhouette dégingandée, nonchalante de l’homme qui lui avait été sans nul doute dépeint comme le logicien le plus incisif et le policier le plus dynamique de l’Europe. Holmes rouvrit les yeux avec lenteur pour dévisager non sans impatience son client:

«Si Votre Majesté daignait condescendre à exposer le cas où elle se trouve, observa-t-il, je serais plus à même de la conseiller.»

L’homme bondit hors de son fauteuil pour marcher de long en large, sous l’effet d’une agitation qu’il était incapable de contrôler. Puis, avec un geste désespéré, il arracha le masque qu’il portait et le jeta à terre.

«Vous avez raison, s’écria-t-il. Je suis le roi. Pourquoi m’efforcerais-je de vous le cacher?

– Pourquoi, en effet? dit Holmes presque à voix basse. Votre Majesté n’avait pas encore prononcé une parole que je savais que j’avais en face de moi Wilhelm Gottsreich Sigismond von Ormstein, grand-duc de Cassel-Falstein, et roi héréditaire de Bohême.

– Mais vous pouvez comprendre, reprit notre visiteur étranger qui s’était rassis tout en passant sa main sur son front haut et blanc, vous pouvez comprendre que je ne suis pas habitué à régler ce genre d’affaires par moi-même. Et pourtant il s’agit d’une chose si délicate que je ne pouvais la confier à un collaborateur quelconque sans tomber sous sa coupe. Je suis venu incognito de Prague dans le but de vous consulter.

– Alors, je vous en prie, consultez! dit Holmes en refermant les yeux.

– En bref, voici les faits: il y a environ cinq années, au cours d’une longue visite à Varsovie, j’ai fait la connaissance d’une aventurière célèbre, Irène Adler. Son nom vous dit sûrement quelque chose.

– S’il vous plaît, docteur, voudriez-vous regarder sa fiche? murmura Holmes sans ouvrir les yeux.»

Depuis plusieurs années, il avait adopté une méthode de classement pour collationner toutes les informations concernant les gens et les choses, si bien qu’il était difficile de parler devant lui d’une personne ou d’un fait sans qu’il ne pût fournir aussitôt un renseignement. Dans ce cas précis, je trouvai la biographie d’Irène Adler intercalée entre celle d’un rabbin juif et celle d’un chef d’état-major qui avait écrit une monographie sur les poissons des grandes profondeurs sous-marines.

«Voyons, dit Holmes. Hum! Née dans le New Jersey en 1858. Contralto… Hum! La Scala… Hum! Prima donna à l’Opéra impérial de Varsovie… Oui! Abandonne la scène… Ah! Habite à Londres… Tout à fait cela. A ce que je vois, Votre Majesté s’est laissé prendre aux filets de cette jeune personne, lui a écrit quelques lettres compromettantes, et serait aujourd’hui désireuse qu’elles lui fussent restituées.

– Exactement. Mais comment…

– Y a-t-il eu un mariage secret?

– Non.

– Pas de papiers, ni de certificats légaux?

– Aucun.

– Dans ce cas je ne comprends plus votre Majesté. Si cette jeune personne essayait de se servir de vos lettres pour vous faire chanter ou pour tout autre but, comment pourrait-elle prouver qu’elles sont authentiques?

– Mon écriture…

– Peuh, peuh! Des faux!

– Mon papier à lettres personnel…

– Un vol!

– Mon propre sceau…

– Elle l’aura imité!

– Ma photographie…

– Elle l’a achetée!

– Mais nous avons été photographiés ensemble!

– Oh! la la! Voilà qui est très mauvais. Votre Majesté a manqué de distinction.

– Elle m’avait rendu fou: j’avais perdu la tête!

– Vous vous êtes sérieusement compromis.

– A l’évoque, je n’étais que prince héritier. J’étais jeune. Aujourd’hui je n’ai que trente ans.

– Il faut récupérer la photographie.