– Robespierre, vous vous faites escorter d’un fort de la halle armé d’un bâton.

– Et vous, Marat, la veille du 10 août, vous avez demandé à Buzot de vous aider à fuir à Marseille déguisé en jockey.

– Pendant les justices de septembre, vous vous êtes caché, Robespierre.

– Et vous, Marat, vous vous êtes montré.

– Robespierre, vous avez jeté à terre le bonnet rouge.

– Oui, quand un traître l’arborait. Ce qui pare Dumouriez souille Robespierre.

– Robespierre, vous avez refusé, pendant le passage des soldats de Chateauvieux, de couvrir d’un voile la tête de Louis XVI.

– J’ai fait mieux que lui voiler la tête, je la lui ai coupée.

Danton intervint, mais comme l’huile intervient dans le feu.

– Robespierre, Marat, dit-il, calmez-vous.

Marat n’aimait pas à être nommé le second. Il se retourna.

– De quoi se mêle Danton? dit-il.

Danton bondit.

– De quoi je me mêle? de ceci. Qu’il ne faut pas de fratricide; qu’il ne faut pas de lutte entre deux hommes qui servent le peuple; que c’est assez de la guerre étrangère, que c’est assez de la guerre civile, et que ce serait trop de la guerre domestique; que c’est moi qui ai fait la Révolution, et que je ne veux pas qu’on la défasse. Voilà de quoi je me mêle.

Marat répondit sans élever la voix.

– Mêlez-vous de rendre vos comptes.

– Mes comptes! cria Danton. Allez les demander aux défilés de l’Argonne, à la Champagne délivrée, à la Belgique conquise, aux armées où j’ai été quatre fois déjà offrir ma poitrine à la mitraille! allez les demander à la place de la Révolution, à l’échafaud du 21 janvier, au trône jeté à terre, à la guillotine, cette veuve…

Marat interrompit Danton.

– La guillotine est une vierge; on se couche sur elle, on ne la féconde pas.

– Qu’en savez-vous? répliqua Danton, je la féconderais, moi!

– Nous verrons, dit Marat.

Et il sourit.

Danton vit ce sourire.

– Marat, cria-t-il, vous êtes l’homme caché, moi je suis l’homme du grand air et du grand jour. Je hais la vie reptile. Être cloporte ne me va pas. Vous habitez une cave; moi j’habite la rue. Vous ne communiquez avec personne; moi, quiconque passe peut me voir et me parler.

– Joli garçon, voulez-vous monter chez moi? grommela Marat.

Et, cessant de sourire, il reprit d’un accent péremptoire:

– Danton, rendez compte des trente-trois mille écus, argent sonnant, que Montmorin vous a payés au nom du roi, sous prétexte de vous indemniser de votre charge de procureur au Châtelet.

– J’étais du 14 juillet, dit Danton avec hauteur.

– Et le garde-meuble? et les diamants de la couronne?

– J’étais du 6 octobre.

– Et les vols de votre alter ego, Lacroix, en Belgique?

– J’étais du 20 juin.

– Et les prêts faits à la Montansier?

– Je poussais le peuple au retour de Varennes.

– Et la salle de l’Opéra qu’on bâtit avec de l’argent fourni par vous?

– J’ai armé les sections de Paris.

– Et les cent mille livres de fonds secrets du ministère de la justice?

– J’ai fait le 10 août.

– Et les deux millions de dépenses secrètes de l’Assemblée dont vous avez pris le quart?

– J’ai arrêté l’ennemi en marche et j’ai barré le passage aux rois coalisés.

– Prostitué! dit Marat.

Danton se dressa, effrayant.

– Oui, cria-t-il! je suis une fille publique, j’ai vendu mon ventre, mais j’ai sauvé le monde.

Robespierre s’était remis à se ronger les ongles. Il ne pouvait, lui, ni rire, ni sourire. Le rire, éclair de Danton, et le sourire, piqûre de Marat, lui manquaient.

Danton reprit:

– Je suis comme l’océan; j’ai mon flux et mon reflux; à mer basse on voit mes bas-fonds, à mer haute on voit mes flots.

– Votre écume, dit Marat.

– Ma tempête, dit Danton.

En même temps que Danton, Marat s’était levé.

Lui aussi éclata. La couleuvre devint subitement dragon.

– Ah! cria-t-il, ah! Robespierre! ah! Danton! vous ne voulez pas m’écouter! Eh bien, je vous le dis, vous êtes perdus. Votre politique aboutit à des impossibilités d’aller plus loin; vous n’avez plus d’issue; et vous faites des choses qui ferment devant vous toutes les portes, excepté celle du tombeau.

– C’est notre grandeur, dit Danton.

Et il haussa les épaules.

Marat continua:

– Danton, prends garde. Vergniaud aussi a la bouche large et les lèvres épaisses et les sourcils en colère; Vergniaud aussi est grêlé comme Mirabeau et comme toi; cela n’a pas empêché le 31 mai. Ah! tu hausses les épaules. Quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête. Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lâche, tes bottes molles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regarde Louisette.

Louisette était le nom d’amitié que Marat donnait à la guillotine.

Il poursuivit:

– Et quant à toi, Robespierre, tu es un modéré, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pincé, frisé, calamistré, tu n’en iras pas moins place de Grève; lis la déclaration de Brunswick; tu n’en seras pas moins traité comme le régicide Damiens, et tu es tiré à quatre épingles en attendant que tu sois tiré à quatre chevaux.

– Écho de Coblentz! dit Robespierre entre ses dents.

– Robespierre, je ne suis l’écho de rien, je suis le cri de tout. Ah! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu, Danton? trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre? trente-trois ans. Eh bien, moi, j’ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six mille ans.

– C’est vrai, répliqua Danton, depuis six mille ans, Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat.

– Danton! cria Marat. Et une lueur livide apparut dans ses yeux.

– Eh bien quoi? dit Danton.

Ainsi parlaient ces trois hommes formidables. Querelle de tonnerres.

III TRÉSSAILLEMENT DES FIBRES PROFONDES

Le dialogue eut un répit; ces titans rentrèrent un moment chacun dans sa pensée.

Les lions s’inquiètent des hydres. Robespierre était devenu très pâle et Danton très rouge. Tous deux avaient un frémissement. La prunelle fauve de Marat s’était éteinte; le calme, un calme impérieux, s’était refait sur la face de cet homme, redouté des redoutables.

Danton se sentait vaincu, mais ne voulait pas se rendre. Il reprit:

– Marat parle très haut de dictature et d’unité, mais il n’a qu’une puissance, dissoudre.

Robespierre, desserrant ses lèvres étroites, ajouta:

– Moi, je suis de l’avis d’Anacharsis Cloots; je dis: Ni Roland, ni Marat.

– Et moi, répondit Marat, je dis: Ni Danton, ni Robespierre.

Il les regarda tous deux fixement et ajouta:

– Laissez-moi vous donner un conseil, Danton. Vous êtes amoureux, vous songez à vous remarier, ne vous mêlez plus de politique, soyez sage.

Et reculant d’un pas vers la porte pour sortir, il leur fit ce salut sinistre:

– Adieu, messieurs.

Danton et Robespierre eurent un frisson.

En ce moment une voix s’éleva au fond de la salle, et dit:

– Tu as tort, Marat.

Tous se retournèrent. Pendant l’explosion de Marat, et sans qu’ils s’en fussent aperçus, quelqu’un était entré par la porte du fond.

– C’est toi, citoyen Cimourdain? dit Marat. Bonjour.

C’était Cimourdain en effet.

– Je dis que tu as tort, Marat, reprit-il.

Marat verdit, ce qui était sa façon de pâlir.

Cimourdain ajouta:

– Tu es utile, mais Robespierre et Danton sont nécessaires. Pourquoi les menacer? Union! union, citoyens! le peuple veut qu’on soit uni.

Cette entrée fit un effet d’eau froide, et, comme l’arrivée d’un étranger dans une querelle de ménage, apaisa, sinon le fond, du moins la surface.