– Une fois, avec ma ferte, j’ai tenu tête à trois gabeloux qui avaient des sabres.

– Quand ça?

– Il y a dix ans.

– Sous le roi?

– Mais oui.

– Tu t’es donc battu sous le roi?

– Mais oui.

– Contre qui?

– Ma foi, je ne sais pas. J’étais faux-saulnier.

– C’est bien.

– On appelait cela se battre contre les gabelles. Les gabelles, est-ce que c’est la même chose que le roi?

– Oui. Non. Mais il n’est pas nécessaire que tu comprennes cela.

– Je demande pardon à monseigneur d’avoir fait une question à monseigneur.

– Continuons. Connais-tu la Tourgue?

– Si je connais la Tourgue! j’en suis.

– Comment?

– Oui, puisque je suis de Parigné.

– En effet, la Tourgue est voisine de Parigné.

– Si je connais la Tourgue! Le gros château rond qui est le château de famille de mes seigneurs! Il y a une grosse porte de fer qui sépare le bâtiment neuf du bâtiment vieux et qu’on n’enfoncerait pas avec du canon. C’est dans le bâtiment neuf qu’est le fameux livre sur saint Barthélemy qu’on venait voir par curiosité. Il y a des grenouilles dans l’herbe. J’ai joué tout petit avec ces grenouilles-là. Et la passe souterraine! je la connais. Il n’y a peut-être plus que moi qui la connaisse.

– Quelle passe souterraine? Je ne sais pas ce que tu veux dire.

– C’était pour autrefois, dans les temps, quand la Tourgue était assiégée. Les gens du dedans pouvaient se sauver dehors en passant par un passage sous terre qui va aboutir à la forêt.

– En effet, il y a un passage souterrain de ce genre au château de la Jupellière, et au château de la Hunaudaye, et à la tour de Champéon; mais il n’y a rien de pareil à la Tourgue.

– Si fait, monseigneur. Je ne connais pas ces passages-là dont monseigneur parle. Je ne connais que celui de la Tourgue, parce que je suis du pays. Et, encore, il n’y a guère que moi qui sache cette passe-là. On n’en parlait pas. C’était défendu, parce que ce passage avait servi du temps des guerres de M. de Rohan. Mon père savait le secret et il me l’a montré. Je connais le secret pour entrer et le secret pour sortir. Si je suis dans la forêt, je puis aller dans la tour, et si je suis dans la tour, je puis aller dans la forêt, sans qu’on me voie. Et quand les ennemis entrent, il n’y a plus personne. Voilà ce que c’est que la Tourgue. Ah! je la connais.

Le vieillard demeura un moment silencieux.

– Tu te trompes évidemment; s’il y avait un tel secret, je le saurais.

– Monseigneur, j’en suis sûr. Il y a une pierre qui tourne.

– Ah bon! Vous autres paysans, vous croyez aux pierres qui tournent, aux pierres qui chantent, aux pierres qui vont boire la nuit au ruisseau d’à côté. Tas de contes.

– Mais puisque je l’ai fait tourner, la pierre…

– Comme d’autres l’ont entendue chanter. Camarade, la Tourgue est une bastille sûre et forte, facile à défendre; mais celui qui compterait sur une issue souterraine pour s’en tirer serait naïf.

– Mais, monseigneur…

Le vieillard haussa les épaules.

– Ne perdons pas de temps, parlons de nos affaires.

Ce ton péremptoire coupa court à l’insistance de Halmalo.

Le vieillard reprit:

– Poursuivons. Écoute. De Rougefeu, tu iras au bois de Montchevrier, où est Bénédicité, qui est le chef des Douze. C’est encore un bon. Il dit son Benedicite pendant qu’il fait arquebuser les gens. En guerre, pas de sensiblerie. De Montchevrier, tu iras…

Il s’interrompit.

– J’oubliais l’argent.

Il prit dans sa poche et mit dans la main de Halmalo une bourse et un portefeuille.

– Voilà dans ce portefeuille trente mille francs en assignats, quelque chose comme trois livres dix sous; il faut dire que les assignats sont faux, mais les vrais valent juste autant; et voici dans cette bourse, attention, cent louis en or. Je te donne tout ce que j’ai. Je n’ai plus besoin de rien ici. D’ailleurs, il vaut mieux qu’on ne puisse pas trouver d’argent sur moi. Je reprends. De Montchevrier tu iras à Antrain, où tu verras M. de Frotté; d’Antrain à la Jupellière, où tu verras M. de Rochecotte; de la Jupellière à Noirieux, où tu verras l’abbé Baudouin. Te rappelleras-tu tout cela?

– Comme mon Pater .

– Tu verras M. Dubois-Guy à Saint-Brice-en-Cogle, M. de Turpin, à Morannes, qui est un bourg fortifié, et le prince de Talmont, à Château-Gonthier.

– Est-ce qu’un prince me parlera?

– Puisque je te parle.

Halmalo ôta son chapeau.

– Tout le monde te recevra bien en voyant cette fleur de lys de Madame. N’oublie pas qu’il faut que tu ailles dans des endroits où il y a des montagnards et des patauds. Tu te déguiseras. C’est facile. Ces républicains sont si bêtes, qu’avec un habit bleu, un chapeau à trois cornes et une cocarde tricolore on passe partout. Il n’y a plus de régiments, il n’y a plus d’uniformes, les corps n’ont pas de numéros; chacun met la guenille qu’il veut. Tu iras à Saint-Mhervé. Tu y verras Gaulier, dit Grand-Pierre. Tu iras au cantonnement de Parné où sont les hommes aux visages noircis. Ils mettent du gravier dans leurs fusils et double charge de poudre pour faire plus de bruit, ils font bien; mais surtout dis-leur de tuer, de tuer, de tuer. Tu iras au camp de la Vache-Noire qui est sur une hauteur, au milieu du bois de la Charnie, puis au camp de l’Avoine, puis au camp Vert, puis au camp des Fourmis. Tu iras au Grand-Bordage, qu’on appelle aussi le Haut-du-Pré, et qui est habité par une veuve dont Treton, dit l’Anglais, a épousé la fille. Le Grand-Bordage est dans la paroisse de Quelaines. Tu visiteras Épineux-le-Chevreuil, Sillé-le-Guillaume, Parannes, et tous les hommes qui sont dans tous les bois. Tu auras des amis et tu les enverras sur la lisière du haut et du bas Maine; tu verras Jean Treton dans la paroisse de Vaisges, Sans-Regret au Bignon, Chambord à Bonchamps, les frères Corbin à Maisoncelles, et le Petit-Sans-Peur, à Saint-Jean-sur-Erve. C’est le même qui s’appelle Bourdoiseau. Tout cela fait, et le mot d’ordre, Insurgez-vous, Pas de quartier , donné partout, tu joindras la grande armée, l’armée catholique et royale, où elle sera. Tu verras MM. d’Elbée, de Lescure, de La Rochejaquelein, ceux des chefs qui vivront alors. Tu leur montreras mon nœud de commandement. Ils savent ce que c’est. Tu n’es qu’un matelot, mais Cathelineau n’est qu’un charretier. Tu leur diras de ma part ceci: Il est temps de faire les deux guerres ensemble; la grande et la petite. La grande fait plus de tapage, la petite plus de besogne. La Vendée est bonne, la Chouannerie est pire; et en guerre civile, c’est la pire qui est la meilleure. La bonté d’une guerre se juge à la quantité de mal qu’elle fait.

Il s’interrompit.

– Halmalo, je te dis tout cela. Tu ne comprends pas les mots, mais tu comprends les choses. J’ai pris confiance en toi en te voyant manœuvrer le canot; tu ne sais pas la géométrie, et tu fais des mouvements de mer surprenants; qui sait mener une barque peut piloter une insurrection; à la façon dont tu as manié l’intrigue de la mer, j’affirme que tu te tireras bien de toutes mes commissions. Je reprends. Tu diras donc ceci aux chefs, à peu près, comme tu pourras, mais ce sera bien. J’aime mieux la guerre des forêts que la guerre des plaines; je ne tiens pas à aligner cent mille paysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l’artillerie de monsieur Carnot; avant un mois je veux avoir cinq cent mille tueurs embusqués dans les bois. L’armée républicaine est mon gibier. Braconner, c’est guerroyer. Je suis le stratège des broussailles. Bon, voilà encore un mot que tu ne saisiras pas, c’est égal, tu saisiras ceci: Pas de quartier! et des embuscades partout! Je veux faire plus de Chouannerie que de Vendée. Tu ajouteras que les Anglais sont avec nous. Prenons la république entre deux feux. L’Europe nous aide. Finissons-en avec la révolution. Les rois lui font la guerre des royaumes, faisons-lui la guerre des paroisses. Tu diras cela. As-tu compris?

– Oui. Il faut tout mettre à feu et à sang.

– C’est ça.

– Pas de quartier.

– À personne. C’est ça.

– J’irai partout.

– Et prends garde. Car dans ce pays-ci on est facilement un homme mort.

– La mort, cela ne me regarde point. Qui fait son premier pas use peut-être ses derniers souliers.

– Tu es un brave.

– Et si l’on me demande le nom de monseigneur?

– On ne doit pas le savoir encore. Tu diras que tu ne le sais pas, et ce sera la vérité.

– Où reverrai-je monseigneur?

– Où je serai.