Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait: «Je reconnais la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée!» Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois.» «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais comment? c’était un cœur d’or!»
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant mon mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient,-avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,-un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se trouvait faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en situation» de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant toujours eu une «toquade» d’objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant d’habiter. «Etes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands», lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait en effet aucune compétence et n’avait pas haute idée même au point de vue intellectuel d’un homme qui dans la conversation évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann!» Comme elle était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon?» Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la «belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray-d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu’il avait dîné «chez une princesse»,-«Oui, chez une princesse du demi-monde!» avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n’est-ce pas», disait ma grand’tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la famille Swann, l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons «voir une personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine que étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu,-mi-mémoire, mi-oubli,-des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude je passe à ce premier Swann,-à ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité-à ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon.