Espaces d'or.

Et un jour, je cueille un accent singulier dans la voix d'un ami, d'une des rares personnes qui ont respecté ce que j'ai fait, sans porter de jugement. Il est à mon côté, dans la rue, il me regarde, murmurant: "Une femme, une femme libre." Petit de taille, il a dans sa personne quelque chose d'une plante qui se raccrocherait à une roche. Il continue à parler; il y a comme une craintive espérance dans sa voix, un peu rauque. "Qui sait si en quelque manière nos routes ne se croiseront pas?" Il répète: "Étrange, étrange!" Comme un visage peut rapidement changer de couleur plus qu'aucun pays de rêve sous les cieux ou sur les mers! Et qu'est-ce en moi que cette inattendue nécessité de courage? Courage pour l'imminence du destin, pour ce que tu ne sais pas, Rina, mais qui est décrété? Et celui-là qui te connait si peu affirme que tu es libre.

Pourquoi Félix n'est-il pas ici, maintenant qu'enfin il m'aime? Pourquoi ne me possède-t-il pas davantage? Lui qui a peur, lit-il dans son âme? Qu'y voit-il, au delà de toute angoisse?

Je l'appelle, je le secoue. "Dis-moi une fois, toi, la parole sûre, la sentence sereine. Tu le peux, c'est pour cela que je te le demande. La balance doit s'équilibrer, tu dois me restituer d'un seul coup toute la substance de volonté et de fermeté que je t'ai donné peu à peu…"

Fièvre et folie de vérité, ô mon coeur pur, mon coeur d'aurore!

Pouvoir chanter la créature toute vivante, toute claire que j'étais!

Je ne suis plus celle-là, depuis tant d'années. Mais celle que j'étais resplendissait comme une immortelle. Si je pouvais la chanter, beauté qui peut-être resplendit pour la première fois devant moi! Je suis une autre, orgueilleuse de celle que je voudrais chanter comme si je n'avais jamais porté son nom. Les années m'on faite lumineuse autrement, d'une gloire autre. Vous qui me rencontrez maintenant, et qui vous émerveillez de me trouver malgré tout aussi fervente et aussi innocente, amis qui voudriez me défendre comme une enfant du cercle d'absolu dans lequel je brûle pourtant toujours, hommes et femmes qui vous indignez presque de ma perpétuelle crédulité de primitive-vous vous indignez et puis, avec une pensive tendresse, vous m'embrassez-vous ne savez pas, vous ne savez pas le temps où ce destin d'ardeur et de candeur se dessina pour moi. Comme je sentis et parlai, sereine et délirante à la fois, sentiments et paroles descendus de sphères inconnues, tout un présage, et sans m'étonner et sans me regarder, respirant comme vents frais de mer des idées fermes, des idées inexorables, croyant d'elles seules la vie formée! Ma foi d'alors! Et rien ne me coûtait aucun effort. J'étais une existence, non encore une résistance. Je ne sais pas dire, je ne sais pas dire. A certains moments de l'histoire, à certaines apparitions de vierges mères, quand la sagesse des millénaires se transmet dans une humble étable, la marche, le regard, l'accent du monde se font graves et suaves. J'étais toute neuve, toute prête. Imaginant la mort proche de moi: image qui depuis lors ne m'a plus jamais quittée: toujours, depuis que j'ai vécu, saine dans toutes mes fibres en pensant n'avoir que peu de saisons devant moi: sans terreur. Fleurir, mais en vue de la mort. Avide de reconnaître, en toute minute qui me reste, une loi d'ascension, un rythme et de la chaleur. Ne reverrai-je plus jamais mon enfant? Que du moins en une haute âme virile, avant que je meure, mon image s'imprime, en l'âme d'un homme que lui, plus tard, pourra écouter comme un messager de la vérité. La vie est grande. Les possibilités de la faire toujours plus grande sont infinies. Nous sommes nés pour vaincre, pour affirmer, pour l'héroïsme, pour le martyre, pour l'intime accord avec le mystère. Cruelle, mais glorieuse offrande: qui s'y soustrait abdique sa propre, sa profonde réalité: "Nous devons devenir ce que nous sommes". Ce mot est en moi sans que je puisse savoir s'il a déjà été prononcé. Au delà des apparences, où atteignent nos capacités de recherche et de bataille? A quelle forme généreuse nous confronterons-nous au jour que la blanche nuée cache à l'horizon? L'essayer, la deviner, créer quelque chose qui en soit digne. Témérairement. C'est à quoi sert la liberté. Ne se rend libre, à tout prix, que celui qui a cette fièvre, cette folie. Pour une liberté plus vraie, pour aller à la rencontre du monde transfiguré…

O mon coeur d'aurore!

Inquiétude inconnue, parmi les voix d'oiseaux et d'enfants, un jour, à Tivoli, à travers le feuillage de perle troué sur la plaine et sur le lointain étincellement de Rome, inquiétude muette et surprise en même temps pour tous mes sens, et dans le visage de l'homme qui est près de moi, ombré de fines rides; un sourire anxieux à cause de ce qu'il voit dans mes yeux, inquiétude et tendresse indicibles, dont il croit et ne peut pénétrer le sens, sourires et regards suivis comme des musiques, puis soudain le silence et deux mains qui se tendent, un long moment s'étreignent.

Là-bas, le jeune homme que j'ai tant aimé souffre. Je l'aime encore, je l'aime encore. Son amour est comme un enfant de moi, une fleur née de mon désir de vie et de vérité. Mais pourquoi n'en ai-je jamais parlé à cet autre homme que j'accompagne pourtant constamment depuis des mois comme une petite soeur, comme une troublante indicatrice au bonheur? Soupçonne-t-il celui-ci, ce que je suis réellement? Je me suis tue par timidité, je me suis tue par pudeur, par un instinct de secret. Ah! Félix, notre amour met autour de moi une magnétique persuasion; à nul être vivant je n'en ai jamais dit une syllabe, mais il se sent dans ma douceur, comme on sent la fleur dans le miel et le soleil dans la fleur. André s'en est laissé envelopper sans s'en douter, sans s'en rien formuler à lui-même… André qui est notre aîné.

Je l'ai cru tranquille. Sa poésie est d'une sensibilité souterraine, sombre, à cause de souvenirs avilissants, sceptiquement avide de fantaisies lucides. Je regarde sa personne et son visage qui disent le tourment de générations courbées sur la glèbe en des pays de brumes. Les femmes qui l'ont illusionné, belles roses blondes, ne lui ont donné aucune réalité de joie. Je ne saurai jamais pourquoi, une nuit, je l'ai vu en rêve, couché par terre, pleurant, me suppliant de l'aimer. Larmes insupportables! Je me suis réveillée en appelant Félix, Félix aux yeux de gentiane et aux cheveux de flammes, Félix, qui a mon âge et cette haute et gentille stature que je voudrais voir un jour se profiler sur le ciel, au sommet d'un de nos rochers. Ai-je donc aussi dans le sommeil la volonté armée pour disputer à l'adversité mes conquêtes? Je te veux sauvé, Félix, c'est toi que j'aime, je veux être ta chose, te donner tout ce que je possède, te faire monter plus haut que tous, toi, toi.

Nous avons eu si peu d'heures à nous. Et toutes, ma longue passion les a exaltées. Pourquoi devrions-nous nous cacher? Ah! que je dise enfin tout à cet homme, que je lui envoie la lettre désespérée que tu m'écrivais hier comme sous la menace d'un malheur, tandis que je vivais l'heure ambiguë et magique sous les ombrages de Tivoli… Il faut, il faut qu'André sache que j'appartiens à un autre. Si je suis coupable d'avoir trop tardé à parler, qu'il me pardonne. Qu'il me pardonne, si je lui ai fait quelque mal, si quelque fantôme cher à sa fantaisie s'évanouit ce soir; nous sommes trois à souffrir, ce soir, d'une même inexplicable violence.

Dans la maison près de la pinède, dans la grande chambre au couchant, sur le lit où sa douleur de mère lui a arraché tant de cris, une femme s'abat un après-midi avec un sanglot de bonheur, frémissante.

André a répondu.

"J'ai le coeur gonflé d'un orgueil immense: je ne me suis jamais senti aimé ainsi par une personne contre tout son être."

Orgueil, déchirement, résignation, attente.

"Et moi aussi, je vous aime. Mais je ne remuerai pas un doigt pour vous conquérir. Vous viendrez."

Puis, soumis, haletant:

"Non, non, qu'il en soit comme vous déciderez. Vous ne pouvez pas vous tromper. C'est la première fois que je me trouve devant une femme qui est peut-être plus grande que moi, et je n'en éprouve pas d'humiliation, mais un sentiment d'infinie douceur. Je ne vous demande rien; peut-être ne désire-je rien. Je vous regarde agir. Ce que vous ferez sera beau, même si cela ne répond pas à votre véritable loi. Et surtout, travaillez et ne parlez pas de la mort… Cette nuit, à plat ventre sur le carreau de ma chambre, je l'ai encore invoquée, moi qui l'ai vue tant de fois m'appeler insidieusement. Mais je vous promets que je serai fort. Tant que resplendira dans ma mémoire le souvenir de cet instant vécu à la Villa d'Este, je ne demanderai rien de plus…"

Bonheur, chose divine, comme une divinité, chose dure et sévère!

Comme la splendeur du soleil, comme le silence d'un brin d'herbe, comme un lointain d'océan, divine et terrible chose à supporter!

La femme sanglote.

Elle n'a pas un instant d'hésitation, de doute, d'ombre. Elle est dans le creux d'une main.

Sommeil sur quoi je veillai, jeunesse que je contemplai s'assoupir, calme sur mon sein après une nuit d'ivresse suprême, créature, dans mes bras endormie, créature de mon âme, jeunesse du monde respirant suavement dans le sommeil, après avoir été foudroyée par une lumière d'éternité, sommeil sur quoi je veillai, en posture d'adoration…

Qui a imaginé deux amants couchés ainsi, l'un veillant l'autre, après avoir dit adieu à leur amour en pleurant?

En quelle nuit, au souffle de quelle immense passion, au delà du firmament?

Invisible, Insatiable, Volonté, Vérité, Force, quel que fût son nom, comme je l'adorai, après l'avoir subie! Comme je l'avais entendue, j'avais moi-même été pleine de férocité et pleine de pitié, exécutrice et consolatrice, ivre et lucide, miroir et fantôme, et les heures, comme vagues à marée haute, avaient chanté, alternées… Les heures avaient mêlé gémissements désespérés et regards radieux, horreur et victoire, ses cris et les miens; elles avaient vu encore une fois s'unir nos membres haletants, nos corps qui s'étaient plu. Jeunesse, mon premier aimé, doux bras dont je dois arracher ma chair qui commençait à peine à apprendre la joie! Mourir, mourir! On ne peut, il faut se dépouiller de ce désir de consomption: oh! volupté! il faut vivre, la vie est plus cruelle que la mort; oh! lèvres que je ne baiserai jamais plus, yeux qui ne me verront jamais plus renversée et riante! Et ton coeur, ton coeur d'enfant qui m'écoute et devient homme! Tu es, toi qu'aujourd'hui j'abandonne, celui que j'ai tant attendu! Aujourd'hui que tu ne peux plus rien pour moi, je te rejette pour toujours loin de moi comme une chanson finie… La vie nous veut créateurs, comprends-tu? Elle monte et nous soulève. On ne sait plus si l'on jouit ou si l'on souffre. Elle veut qu'on se rebelle et en même temps qu'on s'incline. De même qu'on se donne puis qu'on se reprend pour que ne devienne pas mensonge ce qui a été vérité, que ne se traîne pas livide ce qui est né ardent… Oh! noeud de nos vies, sa dernière flamme est la plus haute. Nous nous sommes trouvés sur la terre pour nous faire éprouver l'un à l'autre cette souffrance, féconde plus que nul délice. Pour défier le vertige sur cette cime très haute. Tout est loin, et aussi ce qu'on a décidé: tout est petit en comparaison de cette notre ultime étreinte, de la force qui, de moi est passée en toi, du sommeil que tu cueilles sur mon coeur, ô mon enfant…