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Oh monsieur, épargnez-moi le reste de ces horribles détails, je fus mise nue en un instant, on intercepta mes cris par des précautions barbares, et je fus traînée vers l’homme indigne, qui se faisant un jeu de mes larmes et s’amusant de mes résistances, ne s’occupait qu’à s’assurer de la malheureuse victime dont il déchirait le cœur; deux femmes ne cessèrent de me tenir et de me livrer à ce monstre, et maître de faire tout ce qu’il voulut, il n’éteignit pourtant les feux de sa coupable ardeur que par des attouchements et des baisers impurs, qui me laissèrent sans outrages…

On m’aida promptement à me rhabiller, et l’on me remit entre les mains de la Berceil, anéantie, confondue, livrée à une sorte de douleur sombre et amère qui glaçait mes larmes au fond de mon cœur; je jetai des regards furieux sur cette femme…

– Mademoiselle, me dit-elle dans un trouble affreux, encore dans l’antichambre de cette funeste maison, je sens toute l’horreur que je viens de faire, mais je vous conjure de me la pardonner… et de réfléchir au moins avant que de vous livrer à l’idée de faire un éclat; si vous révélez ceci à M. de…, vous aurez beau dire qu’on vous a entraînée, c’est une espèce de faute qu’il ne vous pardonnera jamais, et vous vous brouillerez pour toujours avec l’homme du monde qu’il vous importe le plus de ménager, puisque vous n’avez plus de moyen de réparer l’honneur qu’il vous enlève qu’en l’engageant à vous épouser. Or soyez sûre qu’il ne le fera jamais si vous lui dites ce qui vient de se passer.

– Malheureuse, pourquoi donc m’as-tu précipitée dans cet abîme, pourquoi m’as-tu mise dans une telle situation qu’il faut que je trompe mon amant, ou que je perde et mon honneur et lui?

– Doucement, mademoiselle, ne parlons plus de ce qui est fait, le temps presse, ne nous occupons que de ce qu’il faut faire. Si vous parlez, vous êtes perdue; si vous ne dites mot, ma maison vous sera toujours ouverte, jamais vous ne serez trahie par qui que ce soit, et vous vous maintenez avec votre amant; voyez si la petite satisfaction d’une vengeance dont je me moquerai dans le fond, parce qu’ayant votre secret, j’empêcherai toujours bien M. de… de me nuire, voyez, dis-je, si le petit plaisir de cette vengeance vous dédommagera de tous les chagrins qu’elle entraîne…

Sentant bien alors à quelle indigne femme j’avais affaire, et pénétrée de la force de ses raisons, quelques affreuses qu’elles fussent:

– Sortons, madame, sortons, lui dis-je, ne me laissez pas plus longtemps ici, je ne dirai mot, faites-en de même; je me servirai de vous, puisque je ne pourrais rompre sans dévoiler des infamies qu’il m’est important de taire, mais j’aurai du moins pour satisfaction au fond de mon cœur de vous haïr et de vous mépriser autant que vous méritez de l’être.

Nous revînmes chez la Berceil… Juste ciel, de quel nouveau trouble fus-je saisie quand on nous dit que M. de… y était venu, qu’on lui avait dit que madame était sortie pour affaires pressées et que mademoiselle n’était pas encore venue, et en même temps une des filles de la maison me remit un billet qu’il avait écrit à la hâte pour moi. Il contenait seulement ces mots: «Je ne vous trouve point, j’imagine que vous n’avez pu vous rendre à l’heure accoutumée, je ne pourrai vous voir ce soir, il m’est impossible d’attendre, à après-demain sans faute.»

Ce billet ne me calma point, le froid dont il était me paraissait de mauvais augure… ne pas m’attendre, si peu d’impatience… tout cela m’agitait à un point qu’il m’est impossible de vous rendre; ne pouvait-il pas s’être aperçu de notre démarche, nous avoir suivies, et s’il l’avait fait, n’étais-je une fille perdue? La Berceil, aussi inquiète que moi, interrogea tout le monde, on lui dit que M. de… était venu trois minutes après que nous avions été sorties, qu’il avait paru fort inquiet, qu’il s’était retiré sur-le-champ et qu’il était revenu écrire ce billet peut-être une demi-heure ensuite. Plus inquiète encore, j’envoyai chercher une voiture… mais croiriez-vous, monsieur, jusqu’à quel point d’effronterie cette indigne femme osa porter le vice?

– Mademoiselle, me dit-elle en me voyant partir, ne dites jamais mot de ceci, je ne cesse de vous le recommander, mais si malheureusement vous venez à vous brouiller avec M. de…, croyez-moi, profitez de votre liberté pour faire des parties, cela vaut bien mieux qu’un amant; je sais que vous êtes une demoiselle comme il faut, mais que vous êtes jeune, on vous donne sûrement très peu d’argent, et jolie comme vous êtes, je vous en ferai gagner tant que vous voudrez… Allez, allez, vous n’êtes pas la seule, et il y en a telles qui font bien les huppées, qui épousent, comme vous pourrez faire un jour, des comtes ou des marquis, et qui soit d’elles-mêmes, soit par l’entremise de leur gouvernante, nous ont passé par les mains comme vous; nous avons des gens exprès pour des petites poupées de votre sorte, vous l’avez bien vu, on s’en sert comme d’une rose, on les respire et on ne les flétrit pas; adieu, ma belle, ne nous boudons point de toute façon, vous voyez bien que je peux encore vous être utile.

Je jetai un coup d’œil d’horreur sur cette créature, et sortis promptement sans lui répondre; je repris Julie chez ma tante, comme j’avais coutume de faire, et je rentrai à la maison.

Je n’avais plus de moyen de rien faire dire à M. de…, nous voyant trois fois de la semaine, nous n’étions pas dans l’usage de nous écrire, il fallut donc attendre l’époque du rendez-vous… Qu’allait-il me dire… que lui répondrais-je? lui ferais-je un mystère de ce qui s’était passé, n’y avait-il pas le plus grand danger dans le cas où cela vînt à se découvrir, n’était-il pas bien plus prudent de lui tout avouer?… Toutes ces différentes combinaisons me tenaient dans un état d’inquiétude inexprimable. Enfin je me déterminai à suivre le conseil de la Berceil, et bien sûre que cette femme était la première intéressée au secret, je me résolus à l’imiter et à ne rien dire… Eh juste ciel, de quoi me servaient toutes ces combinaisons, puisque je ne devais plus revoir mon amant et que la foudre qui allait éclater sur ma tête, étincelait déjà de toutes parts!

Mon frère aîné me demanda, le lendemain de cette affaire, pourquoi je me permettais de sortir ainsi toute seule un aussi grand nombre de fois dans la semaine et à de pareilles heures.

– Je vais passer la soirée chez ma tante, lui dis-je.

– Cela est faux, Émilie, il y a un mois que vous n’y avez mis les pieds.

– Eh bien, mon cher frère, répondis-je en tremblant, je vais vous avouer tout: une de mes amies que vous connaissez bien, Mme de Saint-Clair, a la complaisance de me mener trois fois la semaine dans sa loge aux Français, je n’ai osé en rien dire, de peur que mon père ne le désapprouvât, mais ma tante le sait à merveille.

– Vous allez au spectacle, me dit mon frère, vous auriez pu me le dire, je vous y aurais accompagnée, et la démarche devenait plus simple… mais seule avec une femme qui ne vous appartient en rien et presque aussi jeune que vous…

– Allons, allons, mon ami, dit mon autre frère qui venait de s’approcher pendant l’entretien, mademoiselle a ses plaisirs, il ne faut pas les troubler… elle cherche un époux, assurément, ils s’offriront en foule avec cette conduite…

Et tous deux me tournèrent sèchement le dos. Cette conversation m’effraya; cependant mon frère aîné paraissant assez convaincu de l’histoire de la loge, je crus avoir réussi à le tromper et qu’il s’en tiendrait là: d’ailleurs, en eussent-ils dit l’un et l’autre davantage, à moins qu’on ne m’eût enfermée, rien au monde n’eût été assez violent pour m’empêcher d’aller au rendez-vous prochain; il me devenait trop essentiel de m’éclaircir avec mon amant, pour que rien au monde pût me priver de l’aller voir.

A l’égard de mon père, il était toujours le même, m’idolâtrant, ne soupçonnant aucun de mes torts, et ne me gênant jamais sur rien. Qu’il est cruel d’avoir à tromper de tels parents, et que les remords qui en naissent sèment d’épines sur les plaisirs qu’on achète aux dépens de trahisons de cette espèce! Funeste exemple, cruelle passion, puissiez-vous garantir de mes erreurs celles qui seront dans le même cas que moi, et puissent les peines que m’ont coûtées mes criminels plaisirs, les arrêter au moins sur le bord de l’abîme, si elles apprennent jamais ma déplorable histoire.

Le jour fatal arrive enfin, je prends Julie, et m’esquive comme à mon ordinaire, je la laisse chez ma tante et gagne promptement dans mon fiacre la maison de la Berceil. Je descends… Le silence, l’obscurité, qui règnent dans cette maison, m’alarment étonnamment d’abord… aucun visage connu ne se présente à moi, il ne paraît qu’une vieille femme que je n’avais jamais vue et que j’allais trop voir pour mon malheur, qui me dit de m’arrêter dans la pièce où je suis, que M. de…, elle me le nomme, va venir à l’instant m’y trouver. Un froid universel s’empare de mes sens, et je tombe sur un fauteuil sans avoir la force de dire une parole; à peine y suis-je que mes deux frères se présentent à moi, le pistolet à la main.

– Malheureuse, s’écrie l’aîné, voilà donc comme tu nous en imposes; si tu fais la moindre résistance, si tu jettes un cri, tu es morte. Suis-nous, nous allons t’apprendre à trahir à la fois ta famille que tu déshonores, et l’amant à qui tu te livrais.

A ces derniers mots, la connaissance m’abandonna tout à fait, et je ne repris mes sens que pour me trouver dans le fond d’un carrosse qui me parut aller fort vite, entre mes deux frères et la vieille dont je viens de parler, les jambes attachées, et les deux mains serrées dans un mouchoir; les larmes, contenues jusqu’alors par l’excès de ma douleur, se firent passage avec abondance et je fus une heure dans un état qui, quelque coupable que je pusse être, aurait attendri tout autre que les deux bourreaux dont je dépendais. Ils ne me parlèrent pas de la route, j’imitai leur silence et m’abîmai dans ma douleur; nous arrivâmes enfin le lendemain à onze heures du matin, entre Coucy et Noyon, dans un château situé au fond d’un bois, appartenant à mon frère aîné; la voiture entra dans la cour, on m’ordonna d’y rester, jusqu’à ce que les chevaux et les domestiques furent écartés; alors mon frère aîné vint me chercher. «Suivez-moi», me dit-il brutalement après m’avoir détachée… J’obéis en tremblant… Dieu, quel est mon effroi, en apercevant le lieu d’horreur qui va me servir de retraite! c’était une chambre basse, sombre, humide et obscure, fermée de barreaux de toutes parts et ne tirant un peu de jour que par une fenêtre donnant sur un large fossé plein d’eau.