Il ?tait doux, poli, patient en apparence, mais d’une sensibilit? excessive. Une parole un peu vive le blessait jusqu’au sang; une injustice le bouleversait; il en souffrait pour lui et pour les autres. Certaines vilenies, commises il y avait des si?cles, le d?chiraient encore, comme s’il en avait ?t? la victime. Il p?lissait, il fr?missait, il ?tait malheureux, en pensant au malheur de celui qui les avait subies, et combien de si?cles le s?paraient de sa sympathie. Quand il ?tait le t?moin d’une de ces injustices, il tombait dans des acc?s d’indignation, qui le faisaient trembler de tout son corps, et parfois le rendaient malade, l’emp?chaient de dormir. C’?tait parce qu’il connaissait cette faiblesse qu’il s’imposait son calme: car lorsqu’il se f?chait, il savait qu’il passait les limites et disait alors des choses qu’on ne pardonnait pas. On lui en voulait plus qu’? Christophe, qui ?tait toujours violent, parce qu’il semblait qu’Olivier livr?t, plus que Christophe, dans ses moments d’emportement, le fond de sa pens?e; et cela ?tait vrai, il jugeait les hommes sans les exag?rations aveugles de Christophe, mais sans ses illusions, avec lucidit?. C’est ce que les hommes pardonnent le moins. Il se taisait donc, ?vitait de discuter, sachant l’inutilit? de la discussion. Il avait souffert de cette contrainte. Il avait souffert davantage de sa timidit?, qui l’amenait quelquefois ? trahir sa pens?e, ou ? ne pas oser la d?fendre jusqu’au bout, voire m?me ? faire des excuses, comme dans la discussion avec Lucien L?vy-C?ur, au sujet de Christophe. Il avait pass? par bien des crises de d?sespoir, avant de prendre son parti du monde et de lui-m?me. Dans ses ann?es d’adolescence, o? il ?tait plus livr? ? ses nerfs, perp?tuellement alternaient en lui des p?riodes d’exaltation et des p?riodes de d?pression, se suivant d’une fa?on brusque. Au moment o? il se sentait le plus heureux, il pouvait ?tre s?r que le chagrin le guettait. Et soudain, en effet, il ?tait terrass? par lui, sans l’avoir vu venir. Alors, il ne lui suffisait pas d’?tre malheureux; il fallait qu’il se reproch?t son malheur, qu’il f?t le proc?s de ses paroles, de ses actes, de son honn?tet?, qu’il pr?t le parti des autres contre lui-m?me. Son c?ur sautait dans sa poitrine, il se d?battait mis?rablement, l’air lui manquait. – Depuis la mort d’Antoinette, et peut-?tre gr?ce ? elle, gr?ce ? la lumi?re apaisante qui rayonne de certains morts aim?s, comme la lueur de l’aube qui rafra?chit les yeux et l’?me des malades, Olivier ?tait parvenu, sinon ? se d?gager de ces troubles, du moins ? s’y r?signer et ? les dominer. Peu de gens se doutaient de ses combats int?rieurs. Il en renfermait en lui le secret humiliant, cette agitation d?r?gl?e d’un corps d?bile et tourment?, que consid?rait, sans pouvoir s’en rendre ma?tresse, mais sans en ?tre atteinte, une intelligence libre et sereine, – «la paix centrale qui persiste au c?ur d’une agitation sans fin» .

Elle frappait Christophe. Il la voyait dans les yeux d’Olivier. Olivier avait l’intuition des ?mes et une curiosit? d’esprit large, subtile, ouverte ? tout, qui ne niait rien, qui ne ha?ssait rien, qui contemplait le monde avec une g?n?reuse sympathie: cette fra?cheur de regard, qui est un don sans prix et permet de savourer, d’un c?ur toujours neuf, l’?ternel renouveau. Dans cet univers int?rieur, o? il se sentait libre, vaste, souverain, il oubliait sa faiblesse et ses angoisses physiques. Il y avait m?me quelque douceur ? contempler de loin, avec une ironique piti?, ce corps souffreteux, toujours pr?t ? dispara?tre. Ainsi, l’on ne risquait pas de s’attacher ? sa vie et l’on ne s’en attachait que plus passionn?ment ? la vie. Olivier reportait dans l’amour et dans l’intelligence toutes les forces qu’il avait abdiqu?es dans l’action. Il n’avait pas assez de s?ve pour vivre de sa propre substance. Il ?tait lierre: il lui fallait se lier. Il n’?tait jamais si riche que quand il se donnait. C’?tait une ?me f?minine, qui avait toujours besoin d’aimer et d’?tre aim?e. Il ?tait n? pour Christophe. Tels, ces amis aristocratiques et charmants, qui sont l’escorte des grands artistes et semblent avoir fleuri de leur ?me puissante: Beltraffio, de L?onard; Cavalliere, de Michel-Ange; les compagnons ombriens du jeune Rapha?l; Aert van Gelder, rest? fid?le ? Rembrandt, mis?rable et vieilli. Ils n’ont pas la grandeur des ma?tres; mais il semble que tout ce qu’il y a de noble et de pur chez les ma?tres, se soit, chez les amis, encore spiritualis?. Ils sont les compagnes id?ales des g?nies.

*

Leur amiti? ?tait un bienfait pour tous deux. La pr?sence de l’ami communique ? la vie tout son prix; c’est pour lui que l’on vit, qu’on d?fend contre l’usure du temps l’int?grit? de son ?tre.

Ils s’enrichissaient l’un de l’autre. Olivier avait la s?r?nit? de l’esprit et le corps maladif. Christophe avait une puissante force et une ?me tumultueuse. C’?taient l’aveugle et le paralytique. Maintenant qu’ils ?taient ensemble, ils se sentaient bien riches. ? l’ombre de Christophe, Olivier reprenait go?t ? la lumi?re; Christophe lui transfusait un peu de son abondante vitalit?, de sa robustesse physique et morale, qui tendait ? l’optimisme, m?me dans la douleur, m?me dans l’injustice, et m?me dans la haine. Christophe prenait bien davantage ? Olivier, selon la loi du g?nie, qui a beau donner, il prend toujours en amour beaucoup plus qu’il ne donne, quia nominor leo , parce qu’il est le g?nie, et que le g?nie, c’est pour moiti? de savoir absorber tout ce qu’il y a de grand autour, et de le faire plus grand. La sagesse populaire dit qu’aux riches va la richesse. La force va aux forts. Christophe se nourrissait de la pens?e d’Olivier; il s’impr?gnait de son calme intellectuel, de son d?tachement d’esprit, de cette vue lointaine des choses, qui comprenait et dominait, en silence. Mais transplant?es en lui, dans une terre plus riche, les vertus de son ami poussaient avec une bien autre ?nergie.

Ils s’?merveillaient de ce qu’ils d?couvraient l’un dans l’autre. Chacun apportait des richesses immenses, dont lui-m?me jusque-l? n’avait pas pris conscience: le tr?sor moral de son peuple; Olivier, la vaste culture et le g?nie psychologique de la France; Christophe, la musique int?rieure de l’Allemagne et son intuition de la nature.

Christophe ne pouvait comprendre qu’Olivier f?t Fran?ais. Son ami ressemblait si peu ? tous les Fran?ais qu’il avait vus! Avant de l’avoir rencontr?, il n’?tait pas loin de prendre pour type de l’esprit fran?ais moderne Lucien L?vy-C?ur, qui n’en ?tait que la caricature. Et voici que l’exemple d’Olivier lui montrait qu’il pouvait exister ? Paris des esprits encore plus libres de pens?e qu’un Lucien L?vy-C?ur, qui pourtant restaient purs et sto?ques. Christophe voulait prouver ? Olivier que sa s?ur et lui ne devaient pas ?tre tout ? fait Fran?ais.

– Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France?

Christophe protesta de la peine qu’il s’?tait donn?e pour la conna?tre; il ?num?ra tous les Fran?ais qu’il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin: Juifs, Belges, Luxembourgeois, Am?ricains, Russes, Levantins, voire ?a et l? quelques Fran?ais authentiques.

– C’est bien ce que je disais, r?pliqua Olivier. Tu n’en as pas vu un seul. Une soci?t? de d?bauche, quelques b?tes de plaisir, qui ne sont m?me pas Fran?ais, des viveurs, des politiciens, des ?tres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n’as vu que les myriades de gu?pes qu’attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n’as pas remarqu? les ruches laborieuses, la cit? du travail, la fi?vre des ?tudes.

– Pardon, dit Christophe, j’ai vu aussi votre ?lite intellectuelle.

– Quoi? deux ou trois douzaines d’hommes de lettres? Voil? une belle affaire! En ce temps o? la science et l’action ont pris une telle grandeur, la litt?rature est devenue la couche la plus superficielle de la pens?e d’un peuple. Dans la litt?rature m?me, tu n’as gu?re vu que le th??tre, et le th??tre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une client?le riche d’h?tels cosmopolites. Les th??tres de Paris? Crois-tu qu’un travailleur sache seulement ce qui s’y passe? Pasteur n’y est pas all? dix fois dans sa vie! Comme tous les ?trangers, tu donnes une importance d?mesur?e ? nos romans, ? nos sc?nes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens… Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais all?es au th??tre, des hommes qui ne se sont jamais occup?s de politique, – et cela, parmi les intellectuels. Tu n’as vu ni nos savants, ni nos po?tes. Tu n’as vu ni les artistes solitaires qui se consument en silence, ni le brasier br?lant de nos r?volutionnaires. Tu n’as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n’en parlons pas! ? part la pauvre femme qui t’a soign?, que sais-tu de lui? O? aurais-tu pu le voir? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisi?me ?tage? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les c?urs braves et sinc?res, attach?s pendant toute une vie m?diocre ? de graves pens?es, ? une abn?gation, quotidienne, – la petite ?glise, qui de tout temps a exist? en France – petite par le nombre, grande par l’?me, presque inconnue, sans action apparente, et qui est toute la force de la France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu’incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit: l’?lite… Tu t’?tonnes de trouver un Fran?ais qui ne vit pas pour ?tre heureux, heureux ? tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus m?ritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu’au jour de leur mort servent sans d?faillance un id?al, un Dieu, qui ne leur r?pond pas. Tu ne connais pas le menu peuple ?conome, m?thodique, laborieux, tranquille, avec au fond du c?ur une flamme qui sommeille, – ce peuple sacrifi?, qu’a d?fendu jadis contre l’?go?sme des grands mon «pays [3] », le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l’?lite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fid?les, les compagnons qui nous soutiennent? Sais-tu seulement l’existence de nos jeunes revues, o? se d?pense une telle somme de d?vouement et de foi? Te doutes-tu des personnalit?s morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur ? l’arm?e des hypocrites? Ils n’osent pas lutter de front; ils s’inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L’hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit ma?tre. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les ma?tres… Tu as regard? nos luttes, et tu les as trait?es d’incoh?rence brutale, parce que tu n’en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour int?rieur, notre ?me s?culaire. As-tu jamais cherch? ? la conna?tre? As-tu jamais entrevu notre action h?ro?que, des Croisades ? la Commune? As-tu jamais p?n?tr? le tragique de l’esprit fran?ais? T’es-tu jamais pench? sur l’ab?me de Pascal? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix si?cles, agit et cr?e, un peuple qui a p?tri le monde ? son image par l’art gothique, par le dix-septi?me si?cle, et par la R?volution, – un peuple qui, vingt fois, a pass? par l’?preuve du feu et s’y est retremp?, et qui, sans mourir jamais, a ressuscit? vingt fois!… – Vous ?tes tous de m?me. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins; et ils jugent la France d’apr?s ces mis?rables qui la d?vorent. Pas un de vous ne songe ? la vraie France opprim?e, aux r?serves de vie qui sont dans la province fran?aise, ? ce peuple qui travaille, indiff?rent au vacarme de ses ma?tres d’un jour… Oui, c’est trop naturel que vous n’en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche: comment le pourriez-vous? C’est ? peine si la France est connue des Fran?ais. Les meilleurs d’entre nous sont bloqu?s, prisonniers sur notre propre sol… On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attach?s au g?nie de notre race, gardant en nous comme un d?p?t sacr? la lumi?re que nous en avions re?ue, la prot?geant d?sesp?r?ment contre les souffles ennemis qui s’?vertuent ? l’?teindre, – seuls, sentant autour de nous l’atmosph?re empest?e de ces m?t?ques, qui se sont abattus sur notre pens?e, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre c?ur, – trahis par ceux dont c’?tait la mission de nous d?fendre, nos guides, nos critiques imb?ciles ou l?ches, qui flagornent l’ennemi, pour se faire pardonner d’?tre de notre race, abandonn?s par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous conna?t m?me pas… Quels moyens avons-nous d’?tre connus de lui? Nous ne pouvons pas arriver jusqu’? lui… Ah! c’est l? le plus dur! Nous savons que nous sommes des milliers d’hommes en France qui pensons de m?me, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre! L’ennemi tient tout: journaux, revues, th??tres… La presse fuit la pens?e, ou ne l’admet que si elle est un instrument de loisir, ou l’arme d’un parti. Les coteries et les c?nacles ne laissent le passage libre qu’? condition qu’on s’avilisse. La mis?re, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, occup?s de s’enrichir, ne s’int?ressent qu’aux prol?tariats qu’ils peuvent acheter. La bourgeoisie indiff?rente et ?go?ste nous regarde mourir… Notre peuple nous ignore: ceux m?me qui luttent comme nous, envelopp?s comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu’ils existent… Le n?faste Paris! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pens?e fran?aise. Mais le mal qu’il a fait est au moins ?gal au bien; et, dans une ?poque comme la n?tre, le bien m?me se tourne en mal. Il suffit qu’une pseudo-?lite s’empare de Paris, et embouche la trompette de la publicit?, pour que la voix du reste de la France soit ?touff?e. Bien plus: la France s’y trompe elle-m?me; elle se tait, effar?e, elle refoule peureusement ses pens?es… J’ai bien souffert de tout cela, autrefois. Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J’ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n’avons qu’? attendre que l’inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu’elle roule, je te le ferai toucher. Et d?j?, ?a et l?, de hautes cimes affleurent.