Elles baignaient de leur tendresse Antoinette; elles ?taient tout l’air respirable de ses journ?es. Quand elles n’arrivaient pas, le matin, ? l’heure attendue, elle ?tait malheureuse. Il advint que, deux ou trois fois, les Gr?nebaum, par indiff?rence, ou, – qui sait? – par une sorte de taquinerie m?chante, oubli?rent de les lui remettre jusqu’au soir, une fois m?me jusqu’au lendemain matin: elle en eut la fi?vre. – Pour le jour de l’an, les deux enfants eurent la m?me id?e, sans s’?tre concert?s: ils se firent la surprise de s’envoyer tous deux une longue d?p?che, – (cela co?tait bien cher) – qui leur arriva, ? la m?me heure, ? tous deux. – Olivier continuait de consulter Antoinette sur ses travaux et sur ses doutes; Antoinette le conseillait, le soutenait, lui soufflait sa force.

Elle n’en avait pas trop pour elle-m?me. Elle ?touffait dans ce pays ?tranger, o? elle ne connaissait personne, o? personne ne s’int?ressait ? elle, ? part la femme d’un professeur, qui ?tait venue s’installer depuis peu dans la ville, et qui s’y trouvait d?pays?e, elle aussi. La brave personne ?tait assez maternelle, et compatissait ? la peine des deux enfants s?par?s, qui s’aimaient – (car elle avait arrach? ? Antoinette une partie de son histoire); – mais elle ?tait si bruyante, si commune, elle manquait ? un tel point de tact et de discr?tion que l’aristocratique petite ?me d’Antoinette se repliait, effarouch?e. Ne pouvant se confier ? personne, elle amassait en elle tous ses soucis: c’?tait un poids bien lourd; par moments, elle croyait qu’elle allait tomber; mais elle serrait les l?vres, et se remettait en marche. Sa sant? ?tait atteinte: elle maigrissait beaucoup. Les lettres de son fr?re se faisaient de plus en plus d?courag?es. Dans une crise d’abattement, il ?crivit:

«Reviens, reviens, reviens!…»

Mais la lettre n’?tait pas envoy?e, qu’il en avait honte; et il en ?crivit une autre, o? il suppliait Antoinette de d?chirer la premi?re et de n’y plus penser. Il affectait m?me d’?tre gai, et de n’avoir pas besoin de sa s?ur. Son amour-propre ombrageux souffrait qu’on p?t croire qu’il ?tait incapable de se passer d’elle.

Antoinette ne s’y trompait pas; elle lisait ses pens?es; mais elle ne savait que faire. Un jour, elle ?tait sur le point de partir; elle allait ? la gare pour conna?tre exactement l’heure du train pour Paris. Et puis, elle se disait que c’?tait une folie: l’argent qu’elle gagnait ici servait ? payer la pension d’Olivier; tant qu’ils pourraient tenir tous deux, il fallait tenir. Elle n’avait plus l’?nergie de prendre une d?cision: le matin, sa vaillance renaissait; mais, ? mesure qu’approchait l’ombre du soir, sa force d?faillait, elle pensait ? fuir. Elle avait le mal du pays, – de ce pays qui avait ?t? bien dur pour elle, mais o? ?taient ensevelis toutes les reliques de son pass?, – elle avait la nostalgie de cette langue que parlait son fr?re, et dans laquelle s’exprimait son amour pour lui.

Ce fut alors qu’une troupe de com?diens fran?ais passa par la petite ville allemande. Antoinette, qui allait rarement au th??tre, – (elle n’en avait ni le temps, ni le go?t), – fut prise du besoin irr?sistible d’entendre parler sa langue, de se r?fugier en France. On sait le reste. Il n’y avait plus de places au th??tre; elle rencontra le jeune musicien Jean-Christophe, qu’elle ne connaissait pas, mais qui, voyant son d?sappointement, lui offrit de partager une loge dont il disposait: elle accepta ?tourdiment. Sa pr?sence avec Christophe fit jaser la petite ville; et ces bruits malveillants arriv?rent aussit?t aux oreilles des Gr?nebaum, qui, d?j? dispos?s ? admettre toutes les suppositions d?sobligeantes sur le compte de la jeune Fran?aise, et exasp?r?s contre Christophe, ? la suite de certaines circonstances que nous avons racont?es ailleurs [1] , donn?rent brutalement cong? ? Antoinette.

Cette ?me chaste et rougissante, que son amour fraternel avait tout enti?re poss?d?e, sauv?e de toute souillure de pens?e, crut mourir de honte, quand elle comprit ce dont on l’accusait. Pas un instant, elle n’en voulut ? Christophe. Elle savait qu’il ?tait aussi innocent qu’elle et que, s’il lui avait fait du mal, c’?tait en voulant lui faire du bien: elle lui ?tait reconnaissante. Elle ne savait rien de lui, sinon qu’il ?tait musicien, et qu’il ?tait fort attaqu?; mais, dans son ignorance de la vie et des hommes, elle avait une intuition naturelle des ?mes, que la mis?re avait aiguis?e; elle avait reconnu dans son voisin de th??tre, mal ?lev?, un peu fou, une candeur ?gale ? la sienne, et une virile bont?, dont le seul souvenir lui ?tait bienfaisant. Le mal qu’elle avait entendu dire de lui n’atteignait point la confiance que Christophe lui avait inspir?e. Victime elle-m?me, elle ne doutait pas qu’il ne f?t une autre victime, souffrant comme elle, et depuis plus longtemps, de la m?chancet? de ces gens qui l’outrageaient. Et comme elle avait pris l’habitude de s’oublier pour penser aux autres, l’id?e de ce que Christophe avait d? souffrir la distrayait un peu de son propre chagrin. Pour rien au monde, elle n’e?t cherch? ? le revoir, ni ? lui ?crire: un instinct de pudeur et de fiert? le lui d?fendait. Elle se dit qu’il ignorait le tort qu’il lui avait caus?; et, dans sa bont?, elle souhaita qu’il l’ignor?t toujours.

Elle partit. Le hasard voulut qu’? une heure de la ville, le train qui l’emportait se crois?t avec celui qui ramenait Christophe d’une ville voisine, o? il avait pass? la journ?e.

De leurs wagons qui stationn?rent quelques minutes l’un ? c?t? de l’autre, ils se virent tous deux dans le silence de la nuit, et ils ne se parl?rent pas. Qu’auraient-ils pu se dire que des paroles banales? Elles eussent profan? le sentiment ind?finissable de commune piti? et de sympathie myst?rieuse, qui ?tait n? en eux, et qui ne reposait sur rien que sur la certitude de leur vision int?rieure. Dans cette derni?re seconde o?, inconnus l’un ? l’autre, ils se regardaient, ils se virent tous deux comme aucun de ceux qui vivaient avec eux ne les avait jamais vus. Tout passe: le souvenir des paroles, des baisers, de l’?treinte des corps amoureux; mais le contact des ?mes, qui se sont une fois touch?es et se sont reconnues parmi la foule des formes ?ph?m?res, ne s’efface jamais. Antoinette l’emporta dans le secret de son c?ur, – ce c?ur envelopp? de tristesses, mais au centre desquelles souriait une lumi?re voil?e, pareille ? celle qui baigne les Ombres ?lys?ennes d’Orph?e .

*

Elle revit Olivier. Il ?tait temps qu’elle rentr?t. Il venait de tomber malade; et ce petit ?tre nerveux et tourment?, qui tremblait devant la maladie quand elle n’?tait pas l?, – maintenant qu’il ?tait r?ellement souffrant, se refusait ? l’?crire ? sa s?ur, pour ne pas l’inqui?ter. Mais mentalement il l’appelait, il l’implorait comme un miracle.

Quand le miracle se produisit, il ?tait couch? ? l’infirmerie du lyc?e, fi?vreux et r?vassant. Il ne cria point, en la voyant. Combien de fois il avait eu l’illusion de la voir entrer!… Il se dressa sur son lit, la bouche ouverte, tremblant que ce ne f?t une illusion de plus. Et quand elle fut assise sur le lit pr?s de lui, quand elle l’eut pris dans ses bras, quand il se fut blotti contre son sein, quand il sentit sous ses l?vres la joue d?licate, dans ses mains les mains glac?es par la nuit de voyage, quand il fut s?r enfin que c’?tait bien sa s?ur, sa petite, il se mit ? pleurer. Il ne savait faire que cela: il ?tait toujours rest? «le petit serin» qu’il ?tait, enfant. Il la serrait contre lui, de peur qu’elle ne lui ?chapp?t de nouveau. Comme ils ?taient chang?s tous deux! Quelle triste mine!… N’importe! ils s’?taient retrouv?s: tout redevenait lumineux, l’infirmerie, le lyc?e, le jour sombre: ils se tenaient l’un l’autre, ils ne se l?cheraient plus. Avant qu’elle e?t rien dit, il lui fit jurer qu’elle ne partirait plus. Il n’avait pas besoin de le lui faire promettre: non, elle ne partirait plus, ils avaient ?t? trop malheureux, ?loign?s l’un de l’autre; leur m?re avait raison: tout valait mieux que la s?paration. M?me la mis?re, m?me la mort, pourvu qu’on f?t ensemble.

Ils se h?t?rent de louer un appartement. Ils auraient voulu reprendre l’ancien, si laid qu’il f?t; mais il ?tait d?j? occup?. Le nouveau logement donnait aussi sur une cour; mais par-dessus un mur, on apercevait le sommet d’un petit acacia, et ils s’y attach?rent aussit?t, comme ? un ami des champs, prisonnier ainsi qu’eux dans les pav?s de la ville. Olivier reprit rapidement sa sant?, ou ce que l’on ?tait accoutum? ? nommer tel: – (ce qui ?tait sant? chez lui e?t sembl? maladie chez un autre plus fort.) – Le triste s?jour d’Antoinette en Allemagne lui avait du moins rapport? quelque argent; et la traduction d’un livre allemand, qu’un ?diteur consentit ? prendre, augmenta ses ressources. Les inqui?tudes mat?rielles ?taient ?cart?es pour un temps; et tout irait bien, pourvu qu’Olivier f?t re?u, ? la fin de l’ann?e. – Mais s’il ne l’?tait pas?

L’obsession de l’examen les reprit, aussit?t qu’ils furent r?habitu?s ? la douceur d’?tre ensemble. Ils ?vitaient de s’en parler; mais ils avaient beau faire: ils y revenaient toujours. L’id?e fixe les poursuivait partout, m?me quand ils essayaient de se distraire: au concert, elle surgissait, au milieu d’un morceau; la nuit, quand ils s’?veillaient, elle s’ouvrait comme un gouffre. ? l’ardent d?sir de soulager sa s?ur et de r?pondre au sacrifice qu’elle lui avait fait de sa jeunesse, s’ajoutait chez Olivier la terreur du service militaire, qu’il ne pourrait ?viter, s’il ?tait refus?: – (c’?tait au temps o? l’admission aux grandes ?coles servait encore de dispense). – Il ?prouvait un d?go?t invincible pour la promiscuit? physique et morale, pour la d?gradation intellectuelle, qu’il voyait, ? tort ou ? raison, dans la vie de caserne. Tout ce qu’il y avait en lui d’aristocratique et de virginal se r?voltait contre cette obligation: il ne savait point s’il ne lui e?t pr?f?r? la mort. C’est l? un sentiment qu’il est permis de railler, ou m?me de fl?trir, au nom d’une morale sociale, qui est devenue la foi du jour; mais aveugles, ceux qui le nient! Il n’est rien de plus profond que cette souffrance de la solitude morale, viol?e par le communisme g?n?reux et grossier d’aujourd’hui.