Antoinette obtint de remplacer sa m?re, comme professeur de musique au couvent. Elle chercha d’autres le?ons. Elle n’avait qu’une id?e: ?lever son fr?re, jusqu’? ce qu’il entr?t ? l’?cole Normale. Elle avait d?cid? cela toute seule: elle avait ?tudi? les programmes, elle s’?tait inform?e, elle avait t?ch? d’avoir aussi l’avis d’Olivier, – mais il n’en avait point, elle avait choisi pour lui. Une fois ? l’?cole Normale il serait s?r de son pain, pour le reste de sa vie, et ma?tre de son avenir. Il fallait qu’il y arriv?t, il fallait vivre ? tout prix jusque-l?. C’?taient cinq ? six ann?es terribles: on en viendrait ? bout. Cette id?e prit chez Antoinette une force singuli?re, elle finit par la remplir tout enti?re. La vie de solitude et de mis?re qu’elle allait mener, et qu’elle voyait distinctement se d?rouler devant elle, n’?tait possible que gr?ce ? l’exaltation passionn?e, qui s’empara d’elle: sauver son fr?re! que son fr?re f?t heureux si elle ne pouvait plus l’?tre!… Cette petite fille de dix-sept ? dix-huit ans, frivole et tendre, fut transform?e par sa r?solution h?ro?que: il y avait en elle une ardeur de d?vouement et un orgueil de la lutte, que personne n’e?t soup?onn?s, elle-m?me moins que tout autre. ? cet ?ge de crise de la femme, ces premiers jours de printemps fi?vreux, o? les forces d’amour gonflent l’?tre et le baignent, comme un ruisseau cach? qui bruit sous le sol, l’enveloppent, l’inondent, le tiennent dans un ?tat d’obsession perp?tuelle, l’amour prend toutes les formes; il ne demande qu’? se donner, ? s’offrir en p?ture: tous les pr?textes lui sont bons, et sa sensualit? innocente et profonde est pr?te ? se muer en tous les sacrifices. L’amour fit d’Antoinette la proie de l’amiti?.

Son fr?re, moins passionn?, n’avait pas ce ressort. D’ailleurs, c’?tait pour lui qu’on se d?vouait, ce n’?tait pas lui qui se d?vouait – ce qui est bien plus ais? et plus doux, quand on aime. Au contraire, il sentait peser sur lui le remords de voir sa s?ur s’?puiser de fatigues. Il le lui disait. Elle r?pondait:

– Ah! mon pauvre petit!… Mais tu ne vois donc pas que c’est cela qui me fait vivre? Sans cette peine que tu me donnes, quelle autre raison aurais-je?…

Il le comprenait bien. Lui aussi, ? la place d’Antoinette, il e?t ?t? jaloux de cette ch?re peine; mais ?tre la cause de cette peine!… Son orgueil et son c?ur en souffraient. Et quel poids ?crasant pour un ?tre faible comme lui, que la responsabilit? dont on le chargeait, l’obligation de r?ussir, puisque sa s?ur avait mis sur cette carte sa vie enti?re comme enjeu? Une telle pens?e lui ?tait insupportable, et, loin de redoubler ses forces, l’accablait par moments. Cependant elle l’obligeait malgr? tout ? r?sister, ? travailler, ? vivre: ce dont il n’e?t pas ?t? capable, sans cette contrainte. Il avait une pr?disposition ? la d?faite, – au suicide, peut-?tre: – peut-?tre y e?t-il sombr?, si sa s?ur n’e?t voulu pour lui qu’il f?t ambitieux et heureux. Il souffrait de ce que sa nature ?tait combattue; et pourtant, c’?tait le salut. Lui aussi, traversait un ?ge de crise, cet ?ge redoutable, o? succombent des milliers de jeunes gens, qui s’abandonnent aux aberrations de leurs sens, et, pour deux ou trois ans de folie, sacrifient irr?m?diablement toute leur vie. S’il avait eu le temps de se livrer ? sa pens?e, il f?t tomb? dans le d?couragement, ou dans la dissipation: chaque fois qu’il lui arrivait de regarder en lui, il ?tait repris par ses r?veries maladives, par le d?go?t de la vie, de Paris, de l’impure fermentation de ces millions d’?tres qui se m?lent et pourrissent ensemble. Mais la vue de sa s?ur dissipait ce cauchemar; et puisqu’elle ne vivait que pour qu’il v?c?t, il vivrait, oui, il serait heureux, malgr? lui…

*

Ainsi, leur vie fut b?tie sur une foi br?lante; faite de sto?cisme, de religion, et de noble ambition. Tout l’?tre des deux enfants fut tendu vers ce but unique: le succ?s d’Olivier. Antoinette accepta toutes les t?ches, toutes les humiliations: elle fut institutrice dans des maisons, o? on la traitait presque en domestique; elle devait escorter ses ?l?ves en promenade, comme une bonne, trotter pendant des heures avec elles, dans les rues, sous pr?texte de leur apprendre l’allemand. Son amour pour son fr?re, son orgueil m?me, trouvaient ? ces souffrances morales et ? ces fatigues une jouissance.

Elle rentrait harass?e, pour s’occuper d’Olivier, qui passait la journ?e au lyc?e, comme demi-pensionnaire, et ne revenait que le soir. Elle pr?parait le d?ner, sur le fourneau ? gaz, ou sur une lampe ? esprit-de-vin. Olivier n’avait jamais faim, et tout le d?go?tait, la viande lui causait une r?pulsion: il fallait le forcer ? manger, ou s’ing?nier ? lui faire de petits plats qui lui plussent; et la pauvre Antoinette n’?tait pas une fameuse cuisini?re! Apr?s qu’elle s’?tait donn? beaucoup de peine, elle avait la mortification de lui entendre d?clarer que sa cuisine ?tait immangeable. Ce ne fut qu’apr?s bien des d?sespoirs devant son fourneau de cuisine, – de ces d?sespoirs silencieux, que connaissent les jeunes m?nag?res maladroites, et qui empoisonnent leur vie et leur sommeil parfois, sans que personne en sache rien, – qu’elle r?ussit ? s’y conna?tre un peu.

Apr?s le d?ner, quand elle avait lav? le peu de vaisselle dont ils usaient – (il voulait l’aider dans cette besogne, mais elle n’y consentait point), – elle s’occupait maternellement du travail de son fr?re. Elle lui faisait r?citer ses le?ons, elle lisait ses devoirs, elle faisait m?me certaines recherches pour lui, en prenant garde toujours de ne pas froisser ce petit ?tre susceptible. Ils passaient la soir?e ? leur unique table, qui leur servait ? la fois pour prendre leurs repas, et pour ?crire. Il faisait ses devoirs; elle cousait ou faisait de la copie. Quand il ?tait couch?, elle s’occupait de l’entretien de ses v?tements, ou travaillait pour elle.

Quelles que fussent leurs difficult?s ? se tirer d’affaire, ils d?cid?rent que tout l’argent qu’ils r?ussiraient ? mettre de c?t? servirait, avant tout, ? les lib?rer de la dette, que leur m?re avait contract?e vis-?-vis des Poyet. Ce n’?tait pas que ceux-ci fussent des cr?anciers g?nants: ils n’avaient pas donn? signe de vie; ils ne pensaient plus ? cet argent, qu’ils croyaient d?finitivement perdu; ils s’estimaient trop heureux d’?tre d?barrass?s ? ce prix de leurs parents compromettants. Mais l’orgueil des deux enfants et leur pi?t? filiale souffraient que leur m?re d?t rien ? ces gens qu’ils m?prisaient. Ils se priv?rent; ils liard?rent sur leurs moindres distractions, sur leurs v?tements, sur leur nourriture, pour arriver ? amasser ces deux cents francs, – une somme ?norme pour eux. Antoinette e?t voulu ?tre seule ? se priver. Mais quand son fr?re devina son intention, rien ne put l’emp?cher de faire comme elle. Ils s’?puisaient ? cette t?che, heureux quand ils pouvaient mettre de c?t? quelques sous par jour.

? force de privations, en trois ans, sou par sou, ils parvinrent ? r?unir la somme. Ce fut une grande joie… Antoinette alla chez les Poyet, un soir. Elle fut re?ue sans bienveillance: car ils croyaient qu’elle venait demander des secours. Ils jug?rent bon de prendre les devants, en lui reprochant s?chement de ne leur avoir donn? aucune nouvelle, de ne leur avoir m?me pas appris la mort de sa m?re, et de ne venir que quand elle avait besoin d’eux. Elle les interrompit, disant qu’elle n’avait pas l’intention de les d?ranger: elle venait simplement rapporter l’argent, qu’elle leur avait emprunt?; et, d?posant sur la table les deux billets de banque, elle demanda quittance. Ils chang?rent aussit?t de mani?res, et feignirent de ne pas vouloir accepter: ils ?prouvaient pour elle cette affection subite, que ressent le cr?ancier pour le d?biteur qui lui rapporte, apr?s des ann?es, l’argent d’une cr?ance sur laquelle il ne comptait plus. Ils cherch?rent ? savoir o? elle habitait avec son fr?re, et comment ils vivaient. Elle ?vita de r?pondre, demanda de nouveau la quittance, dit qu’elle ?tait press?e, salua froidement, et partit. Les Poyet furent outr?s contre l’ingratitude de cette fille.

D?livr?e de cette obsession, Antoinette continua la m?me vie de privations, mais pour Olivier, maintenant. Elle se cachait davantage, pour qu’il ne le s?t pas; elle ?conomisait sur sa toilette, et parfois sur sa faim, pour la toilette de son fr?re et pour ses distractions, pour rendre sa vie plus douce et plus orn?e, pour lui permettre d’aller de temps en temps au concert, ou m?me au th??tre de musique, – le plus grand bonheur d’Olivier. Il n’e?t pas voulu y aller sans elle; mais elle trouvait des pr?textes pour s’en dispenser et lui enlever ses remords: elle pr?tendait qu’elle ?tait trop lasse, qu’elle n’avait pas envie de sortir, et m?me que cela l’ennuyait. Il n’?tait pas dupe de ce mensonge d’amour; mais son ?go?sme l’emportait. Il allait au th??tre; et une fois qu’il ?tait l?, ses remords le reprenaient; il y pensait, tout le temps du spectacle: son bonheur ?tait g?t?. Un dimanche qu’elle l’avait envoy? au concert du Ch?telet, il revint au bout d’une demi-heure, disant ? Antoinette qu’arriv? au pont Saint-Michel, il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin: le concert ne l’int?ressait plus, cela lui faisait trop de peine d’avoir du plaisir sans elle. Rien ne fut plus doux ? Antoinette, quoiqu’elle e?t du chagrin que son fr?re se f?t priv?, ? cause d’elle, de sa distraction du dimanche. Mais Olivier ne pensait pas ? le regretter: quand il avait vu, en rentrant, le visage de sa s?ur rayonner d’une joie qu’elle s’effor?ait en vain de cacher, il s’?tait senti plus heureux qu’il n’aurait pu l’?tre en entendant la plus belle musique du monde. Ils pass?rent cette apr?s-midi, assis en face l’un de l’autre, pr?s de la fen?tre, lui, un livre ? la main, elle, avec un ouvrage, ne cousant ni ne lisant gu?re, et parlant de petits riens qui n’avaient d’int?r?t ni pour lui, ni pour elle. Jamais dimanche ne leur parut plus doux. Ils convinrent de ne plus se s?parer pour aller au concert: ils n’?taient plus capables d’avoir du bonheur, seuls.

Elle r?ussit ? ?conomiser en cachette assez pour faire ? Olivier la surprise d’un piano lou?, qui, d’apr?s un syst?me de location, au bout d’un nombre de mois, devait leur appartenir tout ? fait. Lourde obligation qu’elle contractait encore! Ces ?ch?ances furent souvent un cauchemar; elle ruinait sa sant? ? trouver l’argent n?cessaire. Mais cette folie leur assurait un tel bonheur, ? tous deux! La musique ?tait leur paradis, dans cette dure vie. Elle prit une place immense. Ils s’en enveloppaient pour oublier le reste du monde. Ce n’?tait pas sans danger. La musique est un des grands dissolvants modernes. Sa langueur chaude d’?tuve ou d’automne ?nervant surexcite les sens et tue la volont?. Mais elle ?tait une d?tente pour une ?me contrainte ? une activit? excessive et sans joie, comme celle d’Antoinette. Le concert du dimanche ?tait la seule lueur qui brill?t dans la semaine de travail sans rel?che. Ils vivaient du souvenir du dernier concert et de l’espoir du prochain, de ces deux ou trois heures pass?es hors du temps, hors de Paris. Apr?s une longue attente dehors, par la pluie, ou la neige, ou le vent et le froid, serr?s l’un contre l’autre, et tremblant qu’il n’y e?t plus de places, ils s’engouffraient dans le th??tre, o? ils ?taient perdus dans une cohue, ? des places ?troites et obscures. Ils ?touffaient, ils ?taient ?cras?s, et tout pr?s de se trouver mal de chaleur et de g?ne; – et ils ?taient heureux, heureux de leur propre bonheur et du bonheur de l’autre, heureux de sentir couler dans leur c?ur les flots de bont?, de lumi?re et de force, qui ruisselaient des grandes ?mes de Beethoven et de Wagner, heureux de voir s’?clairer le cher visage fraternel, – ce visage p?li par les fatigues et les soucis pr?matur?s. Antoinette se sentait si lasse et comme dans les bras d’une m?re qui la serrait contre son sein! Elle se blottissait dans le nid doux et ti?de; et elle pleurait tout bas. Olivier lui serrait la main. Personne ne prenait garde ? eux, dans l’ombre de la salle monstrueuse, o? ils n’?taient pas les seules ?mes meurtries, qui se r?fugiaient sous l’aile maternelle de la Musique.