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Ce fut au moment o? la situation de la famille devenait le plus difficile, que le petit Christophe commen?a ? comprendre ce qui se passait autour de lui.

Il n’?tait plus seul enfant. Melchior faisait un enfant ? sa femme chaque ann?e, sans s’inqui?ter de ce qui en arriverait plus tard. Deux ?taient morts en bas ?ge. Deux autres avaient trois et quatre ans. Melchior ne s’en occupait jamais. Louisa, forc?e de sortir, les confiait ? Christophe, qui avait maintenant six ans.

Il en co?tait ? Christophe: car il devait renoncer pour ce devoir ? ses bonnes apr?s-midi dans les champs. Mais il ?tait fier qu’on le trait?t en homme, et il s’acquittait de sa t?che gravement. Il amusait de son mieux les petits, en leur montrant ses jeux; et il s’appliquait ? leur parler, comme il avait entendu sa m?re causer avec le b?b?. Ou bien il les portait dans ses bras, l’un apr?s l’autre, comme il avait vu faire; il fl?chissait sous le poids, serrant les dents, pressant de toute sa force le petit ?tre contre sa poitrine, pour qu’il ne tomb?t pas. Les petits voulaient toujours ?tre port?s, ils n’en ?taient jamais las; et quand Christophe ne pouvait plus, c’?taient des pleurs sans fin. Ils lui donnaient bien du mal, et il ?tait souvent fort embarrass? d’eux. Ils ?taient sales et demandaient des soins maternels. Christophe ne savait que faire. Ils abusaient de lui. Il avait envie parfois de les gifler; mais il pensait: «Ils sont petits, ils ne savent pas»; et il se laissait pincer, taper, tourmenter, avec magnanimit?. Ernst hurlait pour rien; il tr?pignait, il se roulait de col?re: c’?tait un enfant nerveux, et Louisa avait recommand? ? Christophe de ne pas contrarier ses caprices. Quant ? Rodolphe, il ?tait d’une malice de singe; il profitait toujours de ce que Christophe avait Ernst sur les bras, pour faire derri?re son dos toutes les sottises possibles; il cassait les jouets, renversait l’eau, salissait sa robe, et faisait tomber les plats, en fouillant dans le placard.

Si bien que lorsque Louisa rentrait, au lieu de complimenter Christophe, elle lui disait, sans le gronder, mais d’un air chagrin, en voyant les d?g?ts:

– Mon pauvre gar?on, tu n’es pas bien habile.

Christophe ?tait mortifi?, et il avait le c?ur gros.

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Louisa, qui ne laissait ?chapper aucune occasion de gagner un peu d’argent, continuait ? se placer comme cuisini?re dans les circonstances exceptionnelles, les repas de noces ou de bapt?me. Melchior feignait de n’en rien savoir: cela froissait son amour-propre; mais il n’?tait pas f?ch? qu’elle le f?t, sans qu’il le s?t. Le petit Christophe n’avait encore aucune id?e des difficult?s de la vie; il ne connaissait d’autres limites ? sa volont? que celle de ses parents, qui n’?tait pas bien g?nante, puisqu’on le laissait pousser ? peu pr?s au hasard; il n’aspirait qu’? devenir grand, pour pouvoir faire tout ce qu’il voulait. Il n’imaginait pas les contraintes o? l’on se heurte ? chaque pas; et surtout il n’e?t jamais pens? que ses parents ne fussent pas enti?rement ma?tres d’eux-m?mes. Le jour o? il entrevit pour la premi?re fois qu’il y avait parmi les hommes des gens qui commandent et des gens qui sont command?s, et que les siens et lui n’?taient pas des premiers, tout son ?tre se cabra: ce fut la premi?re crise de sa vie.

Ce jour-l?, sa m?re lui avait mis ses habits les plus propres, de vieux habits donn?s, dont l’ing?nieuse patience de Louisa avait su tirer parti. Il alla la rejoindre, comme elle le lui avait dit, dans la maison o? elle travaillait. Il ?tait intimid?, ? l’id?e d’entrer seul. Un valet fl?nait sous le porche; il arr?ta l’enfant et lui demanda d’un ton protecteur ce qu’il venait faire. Christophe balbutia en rougissant qu’il venait voir «madame Krafft», – ainsi qu’on le lui avait recommand? de dire.

– Madame Krafft? Qu’est-ce que tu lui veux, ? madame Krafft? – continua le domestique, en appuyant ironiquement sur le mot: madame. – C’est ta m?re? Monte l?. Tu trouveras Louisa ? la cuisine, au fond du corridor.

Il alla, de plus en plus rouge; il avait honte d’entendre appeler sa m?re famili?rement: Louisa. Il ?tait humili?; il e?t voulu se sauver pr?s de son cher fleuve, ? l’abri des buissons, o? il se contait des histoires.

Dans la cuisine, il tomba au milieu d’autres domestiques, qui l’accueillirent par des exclamations bruyantes. Au fond, pr?s des fourneaux, sa m?re lui souriait d’un air tendre et un peu g?n?. Il courut ? elle et se jeta dans ses jambes. Elle avait un tablier blanc et tenait une cuiller en bois. Elle commen?a par ajouter ? son trouble, en voulant qu’il lev?t le menton, pour qu’on v?t sa figure, et qu’il all?t tendre la main ? chacune des personnes qui ?taient l?, en leur disant bonjour. Il n’y consentit pas; il se tourna contre le mur et se cacha la t?te dans son bras. Mais peu ? peu il s’enhardit, et il risqua hors de sa cachette un petit ?il brillant et rieur, qui disparaissait de nouveau, toutes les fois qu’on le regardait. Il observa les gens, ? la d?rob?e. Sa m?re avait un air affair? et important, qu’il ne lui connaissait pas; elle allait d’une casserole ? l’autre, go?tant, donnant son avis, expliquant d’un ton s?r des recettes, que la cuisini?re ordinaire ?coutait avec respect. Le c?ur de l’enfant se gonflait d’orgueil, en voyant combien on appr?ciait sa m?re, et quel r?le elle jouait dans cette belle pi?ce, orn?e d’objets magnifiques d’or et de cuivre qui brillaient.

Brusquement, les conversations s’arr?t?rent. La porte s’ouvrit. Une dame entra, avec un froissement d’?toffes raides. Elle jeta un regard soup?onneux autour d’elle. Elle n’?tait plus jeune; et pourtant elle portait une robe claire, avec des manches larges; elle tenait sa tra?ne ? la main, pour ne rien fr?ler. Cela ne l’emp?cha pas de venir pr?s du fourneau, de regarder les plats, et m?me d’y go?ter. Quand elle levait un peu la main, la manche retombait, et le bras ?tait nu jusqu’au-dessus du coude: ce que Christophe trouva laid et malhonn?te. De quel ton sec et cassant elle parlait ? Louisa! Et comme Louisa lui r?pondait humblement! Christophe en fut saisi. Il se dissimula dans son coin, pour ne pas ?tre aper?u; mais cela ne servit ? rien. La dame demanda qui ?tait ce petit gar?on; Louisa vint le prendre et le pr?senter; elle lui tenait les mains pour l’emp?cher de se cacher la figure; et, bien qu’il e?t envie de se d?battre et de fuir, Christophe sentit d’instinct qu’il fallait cette fois ne faire aucune r?sistance. La dame regarda la mine effar?e de l’enfant; et son premier mouvement, maternel, fut de lui sourire gentiment. Mais elle reprit aussit?t son air protecteur, et lui posa sur sa conduite, sur sa pi?t?, des questions auxquelles il ne r?pondit rien. Elle regarda aussi comment les v?tements allaient; et Louisa s’empressa de montrer qu’ils ?taient superbes. Elle tirait le veston, pour effacer les plis; Christophe avait envie de crier, tant il ?tait serr?. Il ne comprenait pas pourquoi sa m?re remerciait.

La dame le prit par la main, et dit qu’elle voulait le conduire vers ses enfants. Christophe jeta un regard d?sesp?r? sur sa m?re; mais elle souriait ? la ma?tresse d’un air si empress? qu’il vit qu’il n’y avait rien ? esp?rer, et il suivit son guide, comme un mouton qu’on m?ne ? la boucherie.

Ils arriv?rent dans un jardin, o? deux enfants ? l’air maussade, un gar?on et une fille, ? peu pr?s du m?me ?ge que Christophe, semblaient se bouder l’un l’autre. L’arriv?e de Christophe fit diversion. Ils se rapproch?rent pour examiner le nouveau venu. Christophe, abandonn? par la dame, restait plant? dans une all?e, sans oser lever les yeux. Les deux autres, immobiles ? quelques pas, le regardaient des pieds ? la t?te, se poussaient du coude, et ricanaient. Enfin, ils se d?cid?rent. Ils lui demand?rent qui il ?tait, d’o? il venait, et ce que faisait son p?re. Christophe ne r?pondit rien, p?trifi?: il ?tait intimid? jusqu’aux larmes, surtout par la petite fille, qui avait des nattes blondes, une jupe courte, et les jambes nues.

Ils se mirent ? jouer. Comme Christophe commen?ait ? se rassurer un peu, le petit bourgeois tomba en arr?t devant lui, et touchant son habit, il dit:

– Tiens, c’est ? moi!

Christophe ne comprenait pas. Indign? de cette pr?tention que son habit f?t ? un autre, il secoua la t?te avec ?nergie, pour nier.

– Je le reconnais bien peut-?tre! fit le petit; c’est mon vieux veston bleu: il y a une tache l?.

Et il y mit le doigt. Puis, continuant son inspection, il examina les pieds de Christophe, et lui demanda avec quoi ?taient faits les bouts de ses souliers rapi?c?s. Christophe devint cramoisi. La fillette fit la moue et souffla ? son fr?re – Christophe l’entendit, – que c’?tait un petit pauvre. Christophe en retrouva la parole. Il crut combattre victorieusement cette opinion injurieuse, en bredouillant d’une voix ?trangl?e qu’il ?tait le fils de Melchior Krafft, et que sa m?re ?tait Louisa, la cuisini?re. Il lui semblait que ce titre ?tait aussi beau que quelque autre que ce f?t; et il avait bien raison. Mais les deux autres petits, que d’ailleurs la nouvelle int?ressa, ne parurent pas l’en consid?rer davantage. Ils prirent au contraire un ton de protection. Ils lui demand?rent ce qu’il ferait plus tard, s’il serait aussi cuisinier ou cocher. Christophe retomba dans son mutisme. Il sentait comme une glace qui lui p?n?trait le c?ur.

Enhardis par son silence, les deux petits riches, qui avaient pris brusquement pour le petit pauvre une de ces antipathies d’enfant, cruelles et sans raison, cherch?rent quelque moyen amusant de le tourmenter. La fillette ?tait particuli?rement acharn?e. Elle remarqua que Christophe avait peine ? courir, ? cause de ses v?tements ?troits; et elle eut l’id?e raffin?e de lui faire accomplir des sauts d’obstacle. On fit une barri?re avec de petits bancs, et on mit Christophe en demeure de la franchir. Le malheureux gar?on n’osa dire ce qui l’emp?chait de sauter; il rassembla ses forces, se lan?a, et s’allongea par terre. Autour de lui, c’?taient des ?clats de rire. Il fallut recommencer. Les larmes aux yeux, il fit un effort d?sesp?r?, et, cette fois, r?ussit ? sauter. Cela ne satisfit point ses bourreaux, qui d?cid?rent que la barri?re n’?tait pas assez haute; et ils y ajout?rent d’autres constructions, jusqu’? ce qu’elle dev?nt un casse-cou. Christophe essaya de se r?volter; il d?clara qu’il ne sauterait pas. Alors la petite fille l’appela l?che et dit qu’il avait peur. Christophe ne put le supporter; et, certain de tomber, il sauta, et tomba. Ses pieds se prirent dans l’obstacle: tout s’?croula avec lui. Il s’?corcha les mains, faillit se casser la t?te; et, pour comble de malheur, son v?tement ?clata aux genoux, et ailleurs. Il ?tait malade de honte; il entendait les deux enfants danser de joie autour de lui; il souffrait d’une fa?on atroce. Il sentait qu’ils le m?prisaient, qu’ils le ha?ssaient… pourquoi? pourquoi? Il aurait voulu mourir! – Pas de douleur plus cruelle que celle de l’enfant qui d?couvre pour la premi?re fois la m?chancet? des autres: il se croit pers?cut? par le monde entier, et il n’a rien qui le soutienne: il n’y a plus rien, il n’y a plus rien!… Christophe essaya de se relever; le petit bourgeois le poussa et le fit retomber; la fillette lui donna des coups de pied. Il essaya de nouveau; ils se jet?rent sur lui tous deux, s’asseyant sur son dos, lui appuyant la figure contre terre. Alors une rage le prit: c’?tait trop de malheurs! Ses mains qui le br?laient, son bel habit d?chir? – une catastrophe pour lui! – la honte, le chagrin, la r?volte contre l’injustice, tant de mis?res ? la fois se fondirent en une fureur folle. Il s’arc-bouta sur ses genoux et ses mains, se secoua comme un chien, fit rouler ses pers?cuteurs; et, comme ils revenaient ? la charge, il fon?a la t?te baiss?e sur eux, gifla la petite fille, et jeta d’un coup de poing le gar?on au milieu d’une plate-bande.