Bandétude de génétique n‹1

« Entretien avec Ari Emory »

2 epartie

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Q : Il nous reste le temps d’aborder quelques autres sujets, docteur Emory. Si cela ne vous ennuie pas, bien sûr.

R : Allez-y.

Q : Vous faites partie des Spéciaux. Certains vous assimilent aux plus grands génies de tous les temps, tels que Vinci, Einstein et Bok. Que pensez-vous de cette comparaison ?

R : J’aimerais avoir pu les rencontrer. L’entrevue aurait été pleine d’intérêt. Cette question me permet de déduire la suivante.

Q : Oh ?

R : Posez-la.

Q : Comment vous situez-vous par rapport aux gens « normaux » ?

R : Mmmm. J’avoue que je ne m’y attendais pas. Les gens ordinaires, dites-vous ? Eh bien, je ne suis pas certaine de le savoir. Je mène une vie de recluse. Ceux qui conduisent un camion dans l’arrière-pays ou pilotent un vaisseau dans le vide de l’espace m’inspirent un profond respect, au même titre que les citadins qui osent s’aventurer dans le métro de Novgorod.(Rire.) Je présume que je devrais en être capable, mais je n’ai jamais essayé. L’existence est complexe. J’ignore s’il me serait plus difficile de faire ces choses qui m’intimident que de concevoir un génotype possédant les qualités requises pour les effectuer.

Q : C’est un point de vue très intéressant, mais placez-vous sur le même plan le fait de conduire un engin de chantier et celui de procéder à des recherches telles que les vôtres ? Un camionneur mériterait-il d’avoir le même statut que vous ? Pourquoi êtes-vous si importante ?

R : Parce que mes capacités sont uniques et que je suis la seule à pouvoir réaliser ce que je fais. Voilà ce qui permet de définir un Spécial.

Q : Qu’éprouve-t-on, lorsqu’on a un tel statut ?

A : C’est la question à laquelle je croyais devoir répondre tout à l’heure. Je peux seulement vous dire que c’est comparable à occuper un poste de conseillère, ou toute autre position de responsabilité. Une absence totale d’intimité, une existence réglée en fonction d’impératifs de sécurité draconiens, trop d’attention de la part des médias.

Q : Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par là ?

R :(Rire.) Un journaliste m’a autrefois demandé d’établir un menu composé de mes plats préférés ; un autre si je croyais en la réincarnation. De telles questions ont-elles un sens ? Je suis une psychochirurgienne et une généticienne, doublée à l’occasion d’une philosophe. C’est pour cela que la deuxième demande est à mes yeux moins absurde que la première, mais de tels détails peuvent-ils intéresser le public ? Plus que mes travaux scientifiques, me direz-vous. Non. Ce que cherchent les médias, c’est à établir un certain rapport entre mon psych et celui du téléspectateur moyenc ce personnage qui est à la fois un mythe et une réalité. Les thèmes abordés sont ennuyeux, mais c’est secondaire. Ce qui nous conduit à la question suivante.

Q : Vous me déconcertez.

R : Posez-la, et je vous dirai si j’ai vu juste.

Q : Entendu. Je pense que le moment est venu de vous demander ce que vous êtes la seule à savoir.

R : Oh ! je préfère ça. Ce que je sais et que les autres ignorent ? Voilà une excellente question, et vous êtes le premier à me la poser. Savez-vous ce que vos collègues me demandent ? Ce qu’éprouve une femme telle que moi. J’y répondrai d’ailleurs en peu de mots : la même chose que tout autre individu isolé, différent, et capable d’analyser les raisons de cet isolement et de cette différence.

Mais pour en revenir à ce que je saisc J’ai conscience d’avoir moins d’importance que mon travail. Voilà ce que n’a pu apprendre le journaliste qui s’intéressait à mes préférences culinaires. Savoir quels sont mes vins préférés n’intéresse que ceux qui, comme moi, souhaitent connaître ma biochimie. Il n’existe pas le moindre rapport entre un article sur les célébrités et la bonne chère. Si votre confrère établissait un lien de cause à effet entre certains fromages et le génie, cela me passionnerait et ce serait moi qui irais l’interviewer.

Je suis heureuse que mon entourage me protège des simples curieux. L’État me distingue du peuple pris dans son ensemble, parce qu’il sait que je suis une monomaniaque et qu’en m’offrant la possibilité de travailler sans contraintes je mènerai à bien ce que j’entreprends. Il y a en moi une dimension émotionnelle que vos confrères ont vainement tenté de mettre à nu. Disons qu’il s’agit d’un sens de l’esthétique qui se rapporte à ce que je sais : ce qu’un Spécial du passé appelait la recherche de la Beautéc Je pense d’ailleurs que cela s’applique à tous, à des niveaux différents. Ce sage la plaçait sur un pied d’égalité avec la Vérité. Je qualifierais cela d’Équilibre, en l’assimilant à la Symétrie. Telle est la nature profonde d’un Spécial, le but véritable de sa quête : son esprit jongle avec des concepts abstraits à même de transcender les limites de l’expression orale. Il dispose d’une vision à la fois rapprochée et globale, dont le champ embrasse trop de choses pour que le langage permette de les décrire, parce qu’il est commun à toute notre espèce. Et que le Mot – le Mot avec un M majuscule – qu’un Spécial appréhende dans son sens fondamental se situe à l’extérieur du vécu de tout autre individu. Il le qualifie de Beauté, de Vérité, d’Équilibre ou de Symétrie. Il lui arrive de s’exprimer grâce au langage malléable des mathématiques ou, quand la discipline ne s’y prête pas, il donne une signification particulière à des termes connus et tente de traduire sa pensée grâce au contenu sémantique qu’ils ont acquis au fil des siècles. Mon langage est à la fois mathématique, biochimique et sémantique : j’étudie la biochimie des êtres humains, qui réagissent de façon prévisible aux stimuli reçus par des récepteurs à la sensibilité prédéterminéec le hardware, dont les microprocesseurs ont un seuil de déclenchement établi par un système biochimique autoprogrammable qui assemble des logiciels adaptés pour recevoir des informations d’un autre être humain avec une spécificité qui n’est limitée que par les capacités de l’ordinateur biologique, des programmes, et du langage qui lui est propre. Nous laisserons de côté le hardware et les logiciels de l’interlocuteur, de même que l’ensemble complexe du milieu culturel et la possibilité de concevoir des mathématiques applicables aux systèmes sociaux. Je ne travaille pas au même niveau que les statisticiens et les démographes. J’avoue laisser à mes assistants le soin de s’occuper des microstructures et consacrer plus de temps à méditer qu’à effectuer des expériences dans un laboratoire. Je ne puis décrire l’ordre qui règne dans mes pensées que comme un état de simplicité. D’extrême simplicité. Des rapports s’établissent entre des éléments qui pourraient à première vue paraître sans aucun lien. Réordonner tout cela procure une sensation agréable qui entraîne l’esprit dans des dimensions non associées aux sens. Accorder de l’importance aux choses de la vie quotidienne devient alors de plus en plus problématique et c’est pourquoi je dois parfois obtenir la confirmation que mon corps a des besoins, d’éprouver des émotions fortesc sous peine de finir par douter d’exister. Et je suis un être de chair et de sang.

Un jour, je prononcerai un Mot qui concernera l’humanité tout entière. J’ignore si d’autres que moi pourront en assimiler le sens, mais je l’espère. Car si je réussis à transmettre un tel message, mon successeur réalisera une chose que je ne puis voir qu’imparfaitement : en un sens, je la discerne déjà, car se projeter aussi loin dans le temps est un accomplissement. Mais la chair doit se reposer des visions. Même prolongées par la réjuv, nos vies sont brèves. J’exprime la Vérité. Quelqu’un comprendra un jour le contenu de mes notes.