De près, ils lui donnaient des sueurs froides.

Les voitures qui s’arrêtaient et le tourbillon d’hommes en uniforme qui se formait à l’entrée du Palais de l’État indiquaient que les arrivants n’étaient pas de simples sénateurs. Du balcon de la Salle du Conseil et entouré par ses gardes du corps et assistants, Mikhaïl Corain baissa les yeux sur le niveau inférieur et sa fontaine, son escalier monumental aux rambardes de cuivre, ses parois de pierre grise ornées d’étoiles d’or.

Une magnificence impériale, pour des ambitions impériales. Et le principal architecte de ces idées de grandeur fit son entrée : la conseillère de Reseune, accompagnée par le secrétaire des Sciences. Ariane Carnath-Emory et sa cour, en retard ainsi qu’il fallait s’y attendre, certaine d’obtenir la majorité lors du scrutin et ne condescendant à faire acte de présence que parce qu’une conseillère ne pouvait voter par procuration.

Mikhaïl Corain la foudroya du regard et remarqua que son pouls s’emballait. Détends-toi, ils ne vont pas s’attarder. Certaines choses ne dépendent pas de ta volonté.

Dont la conduite de la conseillère de Reseune.

Cyteen, de loin le plus peuplé des éléments de l’Union, avait obtenu deuxsièges au sein de l’organe exécutif : le Conseil des Neuf. S’il était logique que l’un d’eux appartînt au bureau des Citoyens, chargé de défendre les intérêts des salariés, des agriculteurs et des petites et moyennes entreprises, il était illogique que les électeurs scientifiques dispersés dans l’immensité de l’Union persistent à se faire représenter par Ariane Emory, alors qu’il existait une bonne douzaine de candidats potentiels éminemment qualifiés.

Et, surtout, qu’ils aient réélu cette femme à une telle position pendant une cinquantaine d’années. Il y avait désormais un demi-sièclequ’elle défendait ses intérêts en utilisant la corruption et l’intimidation, tant à Cyteen que dans toutes les stations de l’Union et (selon des rumeurs que rien ne venait cependant étayer) au sein de l’Alliance et de Sol. On voulait obtenir quelque chose ? Il suffisait de le demander à un proche de la conseillère des Sciences. Qu’était-on disposé à payer ? Qu’espérait-on avoir en échange ?

Et ce maudit électorat scientifique, composé de soi-disant intellectuels, continuait de voter pour elle, bien qu’elle fût impliquée dans de nombreux scandales et en dépit du fait que les laboratoires de Reseune lui appartenaient : l’équivalent sur le plan légal d’une planèteau sein du gouvernement de l’Union, un organisme qui se livrait à des activités douteusesc un fait que d’innombrables enquêtes n’avaient pas permis de démontrer.

L’envie n’était pas à l’origine de l’animosité de Corain. Il vivait dans l’aisance. C’était Ariane Emory elle-même qui l’exaspérait. Et le fait que la majeure partie de la population de Cyteen, et de l’Union elle-même, trouvait d’une manière ou d’une autre ses origines à Reseune. Quant à ceux qui n’entraient pas dans cette catégorie, ils utilisaient des bandes préparées dans ces laboratoires.

Conçues parc cette femme.

Douter de l’intégrité des concepteurs de ce système éducatif relevait de la paranoïa. Certes, on trouvait des gens qui refusaient de les utiliser pour étudier les maths et le commerce, qui ne prenaient aucune pilule et ne faisaient pas les mêmes rêves que les autres ressortissants de l’Union. Mais la plupart leur laissaient le soin de déverser dans leur esprit toutes les connaissances qu’ils étaient à même d’assimiler, en quelques séances. Drames, vécus autant que vus avec une intensité soigneusement dosée. Habileté manuelle, acquise au niveau nerveux et musculaire. On utilisait ces bandes pour la simple raison que les autres ne s’en privaient pas et qu’il convenait d’exceller pour pouvoir progresser au sein de cette société ; parce que c’était l’unique moyen d’étendre son savoir dans un nombre assez important de domaines pour ne pas se retrouver distancé dans un monde en évolution constante.

Le bureau de l’Information examinait de près ces bandes. Des experts les étudiaient. Aucun message subliminal n’aurait pu échapper à leur vigilance. Mikhaïl Corain n’était pas un de ces fous qui suspectaient le gouvernement de procéder à des écoutes télématiques, l’Alliance d’empoisonner les denrées alimentaires, les concepteurs de programmes éducatifs d’adresser au subconscient des injonctions destinées à asservir les esprits. Ces puristes refusaient la réjuv et mouraient de vieillesse à soixante-quinze ans, après s’être tenus éloignés de la fonction publique parce qu’ils prenaient bien soin d’entretenir leur ignorance.

Mais, bon sang, bon sang,cette femme était constamment réélue. Et il ne réussissait pas à en comprendre les raisons.

Elle restait là, les épaules voûtées, avec une mèche grise striant sa chevelure brune alors qu’il suffisait d’effectuer un petit calcul pour savoir qu’elle était plus vieille que l’Union, sous réjuv, et qu’une teinture dissimulait ses cheveux blancs. Ses assistants formaient un essaim autour d’elle. Les caméras se braquèrent sur cette femme, comme sur le centre de l’univers. Maudite sorcière squelettique !

Celui qui désirait s’offrir un être humain préparé tel un verrat de concours agricole n’avait qu’a s’adresser à Reseune. Si on voulait des soldats, des ouvriers, des muscles développés et un esprit embryonnaire, ou encore un génie garanti sans la moindre lacune, il suffisait pour cela d’en passer la commande à ce laboratoire.

Et les sénateurs et les conseillers se bousculaient pour venir s’incliner devant elle, lui faire des courbettes et lui débiter des complimentsc Bon Dieu, quelqu’un lui avait même apporté des fleurs !

De dégoût, Mikhaïl Corain se détourna et s’ouvrit un chemin dans le groupe de ses assistants.

Il était à la tête de l’opposition depuis vingt ans ; deux décennies qu’il avait passées à nager à contre-courant pour obtenir un léger avantage à tel moment et le perdre sitôt après, comme la dernière fois. Stanislaw Vogel, le représentant dés commerçants, venait de mourir. L’Alliance violait les clauses du traité aussi rapidement qu’elle armait ses cargos et les centristes auraient dû pouvoir remporter son siège. Mais non. L’électorat mercantile venait d’apporter ses suffrages à Ludmilla DeFranco, la nièce du défunt. Cette femme se qualifiait de modérée mais, enfer, elle se souciait surtout de garder le cap de la prudence et était aussi expansionniste que son oncle. Des biensavaient changé de mains. Quelqu’un venait de négocier les voix de la compagnie Andrus et les centristes de perdre une opportunité d’avoir un cinquième membre parmi les Neuf, et d’obtenir ainsi la majorité au sein de l’exécutif, pour la première fois de l’histoire.

Une cruelle déception.

Et là, dans la salle qu’il voyait en contrebas, au milieu des sycophantes et des jeunes politiciens pleins d’avenir, se pavanait celle qui avait manipulé tous ceux qui ne s’étaient pas laissé séduire par l’appât du gain.

En leur accordant des faveurs politiques. Ces avantages impossibles à prouver, à dévoiler au grand jour.

Et l’avenir de l’Union dépendait de manœuvres de ce genre.

Il permit à son imagination de lui brosser un tableau épouvantable : la vision d’un dément qui se ruait dans la salle en brandissant une arme à feu – ou un poignard – et résolvait d’un seul coup tous leurs problèmes. Avoir de telles pensées l’embarrassait un peu, mais la disparition de cette femme eût ressoudé l’Union et offert à l’humanité une dernière chance, avant qu’il ne fût trop tard.

Une viec quelle valeur fallait-il accorder à l’existence d’un seul individu quand de tels enjeux faisaient pencher l’autre plateau de la balance ?

Il inspira profondément pour se détendre, entra dans la Salle du Conseil et répondit avec courtoisie aux rares personnes venues réconforter les perdants. Puis il serra les dents et alla saluer Bogdanovitch qui présidait le Conseil : une fonction qui revenait de droit au représentant du bureau de l’État.