Il repoussa les draps et se leva. Il s’efforçait de ne rien voir chaque fois que ses yeux se portaient sur son corps. Il entra dans la salle de bains d’un pas titubant et fit couler la douche. Il se savonna, très longtemps. Il se frotta, le regard rivé sur les murs. Il essayait de ne rien ressentir, de ne pas se souvenir, de ne se poser aucune question. Il lava son visage, ses cheveux, et même l’intérieur de sa bouche avec une savonnette parfumée, faute de savoir s’il avait autre chose à sa disposition. Il cracha et crut étouffer en raison du goût âcre mais il ne se sentit pas propre pour autant. La senteur lui rappelait celle d’Ari. À présent, il se dégageait de luila même fragrance, et il en gardait le goût au fond de sa gorge.

Et lorsqu’il arrêta le souffleur de la cabine et retrouva l’air frais de la salle de bains, Florian vint lui apporter une pile de vêtements : les siens.

— Il y a du café, ser, si vous le souhaitez.

L’expression neutre, comme si rien ne s’était passé.

Comme si tout cela n’avait été qu’un rêve.

— Où pourrais-je trouver un rasoir ?

— Sur la tablette, ser.

Florian désigna la paroi en miroir de l’extrémité de la pièce.

— Brosse à dents, peigne, lotions. Désirez-vous autre chose ?

— Non.

Il veillait à garder une voix posée. Il voulait regagner son appartement. Il entretenait des pensées de suicide : couteaux dans la cuisine, pilules dans l’armoire de toilette. Mais l’enquête qui aurait lieu ensuite déboucherait sur des conclusions d’ordre politique et entraînerait la perte de son père. Il pensa alors aux messages subliminaux qu’on avait pu enfouir dans son subconscient pendant la nuit ; des incitations à se donner la mort. Dieu sait quoi. Toute idée irrationnelle était désormais suspecte. Il savait ne plus pouvoir se fier à son esprit. Il vit une succession de flashes-bandes : sensations, images érotiques, paysages et vieilles œuvres d’artc

Puis des images qui avaient pour cadre l’avenir. Des visions de la colère de Jordan et de son propre corps privé de vie qui gisait sur le carrelage de la cuisine. Il changea le décor, pour rendre la scène plus romanesque : lui-même, qui s’éloignait au-delà des tours de précip, un cadavre qui ferait penser à un bout de chiffon blanc lorsqu’on le découvrirait depuis les airs, quelques heures plus tardc « Désolé, ser, mais il semble que nous ayons retrouvé votre filsc»

Ce n’était pas un test valable pour découvrir les ordres subliminaux qu’Ari avait pu insérer dans la bande. L’esprit qui s’abreuvait à une bandétude assimilait systématiquement tout ce qu’elle contenait. Les images s’effaçaient pendant que l’implant-structure s’imbriquait dans la mémoire résidente et s’y développait de façon indépendante. Il n’existait aucune méthode fiable pour détecter les instructions enchâssées dans le reste, ces suggestions qui ne pouvaient d’ailleurs contraindre quelqu’un à agir à l’encontre de ses convictions profondes mais permettaient de déclencher des tendances préexistantes. C’était uniquement quand les drogues agissaient en terrain favorable que la victime acceptait de tels stimuli sans les censurer, répondait aux questions, faisait tout ce qu’on lui ordonnaitc

À condition que ces ordres franchissent les barrières subconscientes des valeurs et des blocages naturels. Un psychochirurgien non pressé par le temps aurait pu obtenir des réponses à même de révéler les ensembles et leur configuration, insérer quelques arguments capables de désorienter la logique interne, puis réordonner le tout, créer une nouvelle microstructure et la placer à un point stratégiquec

Toutes les questions, ces maudits tests psych auxquels Ari l’avait soumis en les qualifiant de contrôles de routine pour les assistants de la section un – des interrogations qui se rapportaient à son travail, ses croyances, ses expériences sexuelles – et qu’il avait comme un imbécile attribués à un simple désir de le tourmenterc

Il se vêtit sans regarder les miroirs, se rasa, se lava les dents et se peigna. Il ne nota rien d’inhabituel sur son visage, pas de marques, rien à même de révéler ce qui s’était passé. Il possédait toujours les mêmes traits. Ceux de son père.

Un sujet de satisfaction supplémentaire pour Ari.

Il s’adressa un sourire, afin de vérifier s’il pouvait se contrôler. C’était le cas. Il en était à nouveau capable ; quand cette femme n’était pas présente, tout au moins. Il se sentait d’attaque pour affronter ses azis.

Nuance. Pour affronter Florian.Il remercia le Ciel qu’Ari n’eût pas laissé Catlin en sa compagnie et fut aussitôt pris de panique. Pourquoi réagissait-il ainsi ? Pour quelle raison la simple pensée d’avoir affaire à cette azie froide et distante détruisait-elle son équilibre nerveux ? Une peur de la gent féminine prise dans son ensemble ?

Aurais-tu peur des femmes, mon cœur ? Tu sais combi en ton père est misogyne.

Il se peignait, lorsqu’il eut envie de rendre. Mais il sourit à son reflet puis massa le pourtour de ses yeux pour atténuer les effets de sa migraine, avant de répéter l’opération sur ses épaules. Il fit un autre sourire, à l’intention de Florian.

Il le lui dira. Mon crâne semble se fendre et je ne peux avoir des pensées cohérentes. Bon sang, il m’est seulement possible d’essayer de donner le change, de feindre d’être détendu et de ficher le camp le plus vite possible.

Le boudoir, le tapis blanc, les toiles sur les murs furent à l’origine d’un autre flash, des réminiscences de douleurs et de sensations érotiques.

Mais le pire lui était arrivé. Ce serait pour lui une sorte de cuirasse. Il ne lui restait plus rien à redouter. Il prit la tasse que lui tendait l’azi et but une gorgée de café en empêchant sa main de trembler : un frisson dû à sa tension nerveuse et à un souffle glacé du climatiseur.

— J’ai froid, dit-il. La gueule de bois, je présume.

— J’en suis désolé, répondit Florian.

L’azi soutint son regard avec le calme propre aux membres de son espèce. Il paraissait ennuyé, et peut-être ne jouait-il pas la comédie. Nul principe moral n’entrait en ligne de compte, il se contentait de respecter les règles de prudence qui incitaient les azis à éviter tout accrochage avec des citoyens à même de riposter. Et il avait en l’occurrence d’excellentes raisons de s’inquiéter.

Florian, au cours de la nuit : Je ne voudrais pas vous faire mal. Détendez-vous. Détendez-vousc

Mais son expression ne reflétait pas nécessairement ses pensées. Il continuait de sourire.

— Merci.

Il était facile, très facile de le tourmenter. Si Justin avait été Ari, Florian se serait effondré. Comme pendant la nuit. Justin avait été témoin de sa frayeurc

c souffrance et jouissance. Interfacesc

Ses lèvres s’incurvèrent et il but une gorgée de café. Il osait s’en prendre à un des azis d’Ari et en éprouvait à la fois de la satisfaction et de la peur. Puis il prit conscience que cela lui procurait du plaisir et en fut effrayé. Il s’affirma qu’un tel désir de se venger de l’humiliation subie était humain. Il eût pensé et fait la même chose, le jour précédent.

Mais il n’aurait alors pas su à quoi attribuer cette jubilation profonde, ou analyser ce qu’il ressentait. Il eût été dans l’incapacité d’imaginer une foule de méthodes pour donner des sueurs froides à Florian, d’envisager de fixer un rendez-vous à l’azi en un lieu isolé, par exemple vers les enclos de l’AG, loin de la Maison et de la protection d’Ari, pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Il existait bien des moyens d’exploiter sa vulnérabilitéc sans Ari dans les parages.

Sans doute en avait-il conscience. Et peut-être comprenait-il que sa maîtresse avait voulu le tourmenter en le laissant seul avec Justin. C’était conforme à tout le reste.

— Je te plains, lui dit alors Justin.

Il le prit par l’épaule et referma ses doigts avec force, à la limite de la souffrance.