— Il rendrait cette affaire publique. Il s’adresserait au bureau. Et vous n’y tenez pas.

— Ce n’est pas la seule possibilité qui m’est offerte. N’oublie pas que tu t’es rendu coupable de vol, d’actes de vandalisme, d’accès à des fichiers confidentielsc Si Jordan peut porter des accusations, moi aussi. Il n’obtiendra pas son transfert, malgré ses appuis actuels. Ses amis l’abandonneront à son sort sans la moindre hésitation. Mais tu le sais déjà. Tu penses que vous pourrez vous en tirerc hormis si je décide de prendre des mesures pour récupérer Grant et poursuivre vos complices en justice. Mais il existe un élément dont tu as omis de tenir compte. C’est que je peux décider d’agir comme toi, dans l’illégalité. Si quelqu’un révélait le rôle que tu as joué dans cette affaire, et si ton père apprenait quelles sont tes motivationsc s’il avait vent de nos petites réunions privées, hmmm ? Voilà qui risquerait de saper sa belle assurance.

— Vous perdriez trop de choses, si la justice devait trancher ce différend. Vous ne pouvez vous le permettre. Vous avez obtenu l’accord du Conseil. Pour voir s’effondrer tous vos projets, vous n’avez qu’à vous en prendre à Grant. Je parlerai, et tous vos rêves s’envoleront en fumée.

— Maudit serpent. Tu crois tout savoir.

— Je sais en tout cas que mes amis n’utiliseront leurs atouts que si vous les y contraignez.

— De quoi as-tu menacé les Kruger, pour qu’ils acceptent de courir de tels risques ? T’est-il venu à l’esprit qu’ils n’agissent pas nécessairement par pur altruisme ? As-tu pensé qu’ils veulent peut-être se servir de toi ?

— Vous ne m’avez pas laissé le choix, il me semble ? Mais la situation restera sous contrôle tant que vous ne remettrez pas en question le transfert de Jordan et que vous laisserez Grant tranquille. Si on me soumet à un psychosondage, je devrai dire beaucoup de chosesc sur vos projets. Et je ne pense pas que vous souhaitiez voir des enquêteurs débarquer à Reseune en ce moment.

— Très dangereux, jeune homme.

Elle se pencha vers lui et le menaça de l’index.

— C’est Jordan qui a tout manigancé.

— Non.

— Il t’a donné des conseils, alors ?

— Non.

— Voilà qui me sidère. Et je ne serai pas la seule à éprouver de la surprise. Si cette affaire est portée devant les tribunaux, les membres du bureau refuseront de croire qu’il ne t’a pas incité à agir de la sorte. Et ce sera pour lui un sérieux handicap, lors du vote. Voilà ce que je te propose. Nous allons passer cette affaire sous silence. Tu es libre de dire ce que tu veux à ton père et nous considérerons avoir fait match nul. Je ne toucherai pas Grant, je ne ferai pas arrêter les Kruger, et je m’abstiendrai même de commanditer un seul assassinat. Eh oui, j’en ai la possibilité. Je pourrais organiser un accident dont tu serais victime. Toi ou Jordan. Les machines agricolesc Elles sont si dangereuses.

Il en fut choqué. Et effrayé. Il ne s’était pas attendu à la voir brandir une menace si directe.

— Je veux que tu réfléchisses à une chose, ajouta-t-elle. Ce que tu diras à ton père peut tout détruire ou permettre de garder la situation sous contrôle. Je ne remets pas en cause son affectation à Lointaine, et voilà ce que je te propose pour nous sortir du merdier dans lequel tu nous as fourrés. Jordan quittera Reseune dès que les nouvelles installations pourront l’accueillir. Quand son vaisseau appareillera de Station Cyteen, tu resteras ici. Tu feras en sorte que Grant suive ton père dès que le couloir Espoir aura été ouvert et que le projet Rubin sera en bonne voie. Voilà qui devrait vous inciter à rester tranquilles et protéger mes intérêts. Les militaires empêcheront ton père d’être trop bavardc ils n’aiment guère attirer l’attention des médias sur leurs activités. L’autre possibilité consiste à tout révéler au grand jour et laisser à la justice le soin de nous départager. Je me demande cependant qui serait le gagnant, si Reseune décidait de faire revenir Rubin à Cyteen et renonçait à s’installer à Lointaine.

Je suis tombé dans un piège,se dit-il. Mais comment aurais-je pu l’éviter ? Quelle erreur ai-je commise ?

— Acceptes-tu ? ajouta-t-elle.

— Oui. Si vous tenez parole et si je suis transféré dans la section de mon père.

— Oh ! Il n’en a jamais étéquestion. Tu resteras à Reseune. Plus important : nous allons devoir coopérer étroitement, tous les deux. Ton père a beaucoup de fierté et tu sais à quel point il en souffrirait, s’il devait choisir entre s’adresser au bureau et perdre ainsi tout ce qu’il a acquis, ou se taire et t’abandonner à ton sort pour préserver ses intérêts. Parce que c’est la situation qui résulte de tes actes irréfléchis. Tu viens de me fournir toutes les armes légales et illégales dont je pourrais avoir besoin. Je dispose désormais d’un excellent moyen de faire tenir ton père tranquille, sans provoquer de remous et sans lui nuire pour autant. Quant à toi, tu n’auras qu’à te taire et effectuer ton travail. Tu as bien cherché ce statutc celui d’otage garant de la conduite de ton père. Ce que je veux que tu fasses, jeune homme, c’est poursuivre tes travaux, me remettre les rapports BRX en fin de journée et me donner entière satisfaction. Quant au reste, tu es libre d’agir à ta guise. Tu peux appeler ton père, lui annoncer que Grant a disparu, lui raconter ce que tu veux. Je ne peux t’en empêcher. Et tu passeras à mon appartement àc disons 21 heures, pour me faire part de ta décision. Faute de quoi j’en déduirai que tu as opté pour l’autre solution.

Elle se tut, et il mit le silence à profit pour réfléchir, analyser les propos d’Ari et ce qui en découlait. Il tenta de répertorier les pièges. Il ne lui était pas difficile de voir celui dans lequel il venait de tomber. C’était l’invitation de cette femme qu’il redoutait le plus. Et tout le contraindrait à s’y rendre.

— Tu peux disposer, fit-elle.

Il passa devant Florian qui attendait dans le labo extérieur, suivit le couloir, franchit les portes et regagna les corridors de la section un. Il se dirigeait vers son bureau, quand quelqu’un le croisa et lui souhaita une bonne journée ; il n’en prit conscience qu’une fois arrivé à l’extrémité du passage, sans même savoir de qui il s’était agi.

Il ignorait comment annoncer la nouvelle à son père. Par téléphone, pensa-t-il. Puis il le retrouverait pour le déjeuner. Et il se débrouillerait d’une manière ou d’une autre. Jordan s’attendrait à le voir fou de douleur.

Ari avait raison. Si son père se trouvait impliqué dans cette affaire tous les accords passés deviendraient caducs, et il doutait que Jordan eût encore des atouts dans sa manche.

Il jugea préférable d’attendre de s’être calmé avant de décider s’il devait tout lui dire, en dépit de la torture qui accompagnerait cette attente.

6

— Ce que nous avons faitc

Justin faisait tourner le pied de son verre afin d’avoir un prétexte pour ne pas lever les yeux sur son père.

— Nous nous sommes contentés de mettre à exécution un projet élaboré il y a longtemps, en prévision du jour où l’un de nous se trouverait pris au piège. Si elle m’a retiré la garde de Grantc c’est pour faire pression sur moi. Je saisc j’aurais dû venir t’en parler. Mais elle nous a placés devant le fait accompli, sans nous laisser le temps d’effectuer quoi que ce soit, hormis adresser une protestation au bureau. Mais la décision ne pouvait être suspendue et Dieu sait ce qu’elle aurait fait subir à Grant avant que nous n’obtenions gain de causec

Il haussa les épaules.

— À condition que le verdict ait été rendu en notre faveur, ce dont je doute. Elle a la loi pour elle, et une telle action aurait entraîné l’annulation de toutes les mesures prises pour ton transfert à Lointaine. Alors j’aic j’ai opté pour la seule possibilité qui me paraissait avoir des chances de réussite. C’est tout ce que je peux dire.

Ils déjeunaient dans la cuisine de l’appartement de Jordan. Paul s’était chargé de leur préparer quelques sandwiches qu’ils avaient à peine entamés.