Françoise Lemercier se prenait à l’espérer. Qui pouvait avoir intérêt à lui voler son fils, le petit Daniel ? Sans nul doute, son mari, le mari, le père de l’enfant. Or, le mari de Françoise Lemercier était canadien, la présence de ce journal oublié expliquait tout.

Certes, Françoise Lemercier éprouvait une douleur effroyable à l’idée que le petit Daniel avait disparu, mais elle se consolait aussi en songeant que le ravisseur de l’enfant devait être son père et que ce père, assurément, ne ferait pas de mal à son fils…

Puis, ç’avait été la ruée des voisines dans le petit appartement de Françoise. Nul ne savait rien. On n’avait rien vu. Mais on voulait être là.

Enfin, dès qu’elle avait été seule la pauvre maman du petit Daniel avait pris une décision.

Elle partirait pour le Canada par le premier bateau. Elle arriverait à Montréal, ferait l’impossible pour retrouver son enfant… et elle le retrouverait.

Françoise Lemercier consulta un indicateur, partit le soir même pour Liverpool. Auparavant, n’ayant pu joindre son amant Garrick, elle lui avait écrit une lettre confuse où elle expliquait tant bien que mal ce qui lui était arrivé, puis son projet.

***

À présent c’était de vive voix que Françoise Lemercier expliquait, seule à seul dans sa cabine avec Garrick, pourquoi elle se trouvait à bord de ce paquebot, voguant vers l’Amérique.

— Et c’est tout ?

— C’est tout…

L’homme mystérieux de Putney tressaillit :

— C’est fou… c’est absolument fou, ma pauvre chérie…, partir sans autre indication, sans autres présomptions…, mais tu n’as pas raisonné, Françoise…

Le fait même de laisser ce journal en évidence, d’orienter ton esprit vers le Canada, ne peut que constituer un piège, un piège grossier, ridicule… dans lequel tu t’es laissée prendre… songes-y donc un instant… bien au contraire, ton fils Daniel, loin d’avoir été emmené en Amérique, a dû, pour moi, être caché en Angleterre, peut-être même à Londres… peut-être à quelques mètres de ta maison. On a voulu t’éloigner et on a réussi… ah, par exemple…

Françoise Lemercier, au fur et à mesure que parlait son amant, devenait livide, un tremblement nerveux agitait ses lèvres, gagnait tout son corps, il semblait à la malheureuse femme qu’un voile se déchirait devant ses yeux, la lumière lui apparaissait…, la vérité.

Françoise Lemercier se jeta au cou de son amant, elle le supplia :

— Oui, j’ai eu tort… je comprends maintenant, je me suis trompée… Daniel, mon pauvre petit Daniel doit être encore en Angleterre, alors que nous sommes sur cet affreux navire… et chaque instant qui s’écoule, sans doute, rendra plus vaines, plus difficiles, nos recherches… ne peut-on s’arrêter… descendre ?…

Garrick, absorbé, soucieux, se mordait la lèvre. Brusquement, il s’arracha à l’étreinte de sa maîtresse, s’enfuit hors de la cabine. En deux bonds, le mystérieux amant de la jolie Française arrivait à la passerelle :

— Le bateau-pilote ?… avait-il demandé à l’un des marins…

Mais à peine avait-il jeté un coup d’œil circulaire, sur les flots gris qui l’environnaient, que Garrick laissa échapper une imprécation :

— Trop tard.

À l’horizon se profilant sur la côte, qui, déjà lointaine s’estompait dans la brume, disparaissait la silhouette du remorqueur. Depuis un bon quart d’heure déjà, il avait abandonné le steamer. Les machines du Victoriase mettaient en pleine action. La ville flottante avait le cap sur le sud-ouest, à peine passerait-on en vue de la côte d’Irlande, puis, ce serait l’immensité de l’Océan pendant une semaine, au bout de laquelle on aborderait au Nouveau Continent.

Il n’y avait rien à faire, rien, absolument rien.

6 – AU FOND D’UN BOUGE

— Ralph, mon garçon, tu prendrais bien un verre de gin ?

— De whisky, Bob, si cela ne te fait rien ; mon estomac, fatigué par les privations, ne s’accommode plus des fadeurs… si tu paies, Bob, c’est du whisky.

— Ce sera donc du whisky, mon cher Ralph ; le tout est de découvrir une maison tranquille où le comptoir soit confortablement à la hauteur de nos coudes, et les verres pas trop petits.

— Le détestable brouillard, en vérité…

— Tu ne t’habitueras jamais à Londres.

— Je ne le nie pas. Trop de fumée, trop de maisons noires, ici. Vrai Dieu, on vivait plus facilement et plus agréablement à Madrid…

— Il fallait y rester, Ralph…

— Tout le monde n’était pas de cet avis.

— Tu t’entends mieux avec les policemen ?…

— Jusqu’ici.

Les promeneurs qui causaient ainsi suivaient les rues populeuses et sinueuses du sinistre quartier des Docks de Londres.

C’était autour d’eux la foule minable, misérable, en haillons. Un va-et-vient intense de pauvres gens marchant vite sous l’œil froid et sévère des policemen, habiles à rechercher les vagabonds, toujours prêts à l’arrestation qui, dans ces rues mal famées, ne soulevait aucune émotion.

— Et alors, on va…

— Je connais un établissement pas trop mal.

— Avec deux portes ?

— Naturellement !

— Et c’est loin ?

— Pas trop, dans Bella Street…

— Connais pas.

— Tu ne connais rien, à Londres.

— Au fait, c’est vrai.

Les deux promeneurs marchaient encore, puis, celui qui répondait au nom de Bob poussa son compagnon au tournant d’une rue encore plus étroite et plus noire que les rues avoisinantes.

— Par là, vieux garçon… tu vas voir si la maison est confortable… le whisky chaud qu’on y donne a emprisonné du soleil…

— Du soleil, ici ? impossible.

— Si, de temps en temps…

Les deux pauvres hères, car ni Ralph ni Bob ne semblaient des gens cossus, mais bien plutôt de ces sans-travail qui pullulent à Londres et vivent d’on ne sait quelles besognes d’occasion, voire de larcins furtifs, avancèrent encore de quelques mètres. Bob, du doigt, désigna une devanture, toute tendue de rideaux :

— Voilà le comptoir, mon vieux Ralph…

— Décidément, nous entrons ?

— Nous entrons…

Déjà sur le seuil de la porte et prêt à pénétrer, Bob retenait son ami :

— Ah ! au fait, mon vieux Ralph, il y a si peu de temps que je te connais, depuis le moment où nous nous sommes accoudés ensemble au même parapet le long des berges de la Tamise, alors que, sans but apparent, tu regardais les vagues mouiller la vase du fleuve, qu’il est bon que je te prévienne. À l’intérieur de cet établissement, il ne faut rien dire… écouter si l’on veut, cela oui, ne contrarier personne…

— Police ?

— On ne sait jamais ! affirmait Bob. Tu as voyagé partout… d’après ce que tu m’as dit, tu es pour trois pfennings allemand, pour quatre sous français, pour quelques pences anglais… quelques piastres brésilien, quelques lires italien, quelques pesetas espagnol… Bref, tu as assez roulé ta bosse pour connaître à peu près toutes les polices du monde… donc, tu n’ignores pas que celle d’Angleterre est la plus terrible de toutes et la plus expéditive surtout… Ralph, mon garçon, viens…

Bob, en habitué des lieux, ouvrit la porte du bar et fit entrer son compagnon.

***

Étrange, ce Ralph qui pénétrait maintenant dans cet établissement de Whitechapel, brillamment éclairé par les becs de gaz…

Il apparaissait à la lumière crue, coiffé d’une courte casquette de jockey dont la visière déchirée barrait la moitié du visage, sans nul linge autour du cou et à demi engoncé dans une sorte d’énorme paletot, de nuance marron jadis, à présent verdâtre, jaunâtre, usé, déformé, lamentable… Son pantalon s’effilochait sur des bottines fines, ramassées quelque part évidemment, des bottines à boutons, dont les boutons étaient absents, des bottines vernies dont le vernis était craquelé et qu’une magistrale entaille au canif avait provisoirement agrandi, rajusté au pied du personnage…

Si Ralph ne semblait pas riche, Bob, son introducteur, son ami de rencontre, comme il l’avait dit lui-même, ne payait pas plus de mine.