Quelle importance ? Puisque Œil-de-Bœuf avait toutes les chances du monde d’être condamné à mort. Le crime suffisait. Les autres délits perdaient de leur intérêt.
Mais tout le monde dans l’auditoire, avait été persuadé de la culpabilité d’Œil-de-Bœuf, rien qu’à la lecture de l’acte d’accusation, et chacun maintenant attendait la comparution des témoins, avec la certitude que leur interrogatoire ne ferait qu’établir plus manifestement encore la culpabilité de l’accusé.
Pendant ce temps, sur la place de Quimper, un homme, d’une quarantaine d’années parlementait avec l’un des gendarmes qui montaient la garde à l’extrémité du couloir où on avait fait entrer les témoins.
— Laissez-moi donc passer. C’est stupide de m’interdire l’accès des chambres des témoins. Quand je vous dis que je suis policier.
— Mille regrets, monsieur, mais la consigne est la consigne.
— Je vous dis que c’est grotesque. Comprenez, je m’appelle Juve.
— Juve ? dit le gendarme, c’est vous monsieur Juve ? le policier Juve qui poursuit Fantômas ?
— Hé oui, c’est moi Juve. Vous comprenez bien, j’imagine, que ce n’est pas aux agents de la Sûreté qu’on interdit de causer aux témoins ? C’est notre métier, cela, mon ami.
Et haussant les épaules, superbe d’autorité, Juve, passa devant le gendarme interloqué, à bout de résistance.
Juve se dirigea vers la salle des témoins :
— M. Ellis Marshall ? Madame Sonia Danidoff ? princesse Sonia Danidoff ?
Juve, qui venait d’entrouvrir une porte, avait appelé deux personnes enfermées dans une petite pièce qui, entendant prononcer leurs noms, se retournèrent d’un même mouvement, fort surprises :
— Vous, monsieur Juve.
— Moi-même. Voulez-vous m’accorder une minute d’entretien ?
— Nous vous écoutons, monsieur Juve. Mais que diable désirez-vous ?
Juve entra dans la pièce, referma soigneusement la porte, sourit, puis très franchement, tendit la main à Sonia Danidoff.
— Princesse, je suis ici pour vous parler d’une affaire intéressante, mais qui ne peut vous causer aucune espèce de désagrément.
— Mais, monsieur Juve.
— Non plus qu’à M. Ellis Marshall.
Juve s’amusait visiblement.
— Aôh, répondit l’Anglais, je suis enchanté, monsieur Juve, de faire votre connaissance et serais très heureux d’apprendre ce qui me vaut le plaisir de votre visite. Venez-vous nous voir, M meSonia Danidoff et moi, au sujet du procès ? ou alors…
Il allait parler, c’était sûr, du maroquin rouge. La princesse ne lui en laissa pas le temps.
— Taisez-vous donc, mon cher Ellis, dit-elle, M. Juve va certainement nous expliquer ce qu’il désire ?
— Vous avez raison, fit Juve, je crois, monsieur Marshall que vous êtes ici, à Quimper, en compagnie de la princesse Sonia Danidoff pour vous plaindre du vol d’une automobile, vol dont vous avez souffert récemment alors que vous vous rendiez à la Pointe Saint-Mathieu, et qui est, si je ne m’abuse, imputé à Œil-de-Bœuf. Est-ce exact ?
— C’est exact, mais en quoi ?
— En quoi cela m’intéresse-t-il ? continuait Juve, mon Dieu, cela me touche directement. Figurez-vous, monsieur Ellis Marshall, figurez-vous, princesse, que j’éprouve en ce moment de violents remords. Si vous ne voulez pas, en effet, vous en rapporter à ma parole, je vais être cause d’une erreur judiciaire. Le réquisitoire et l’acte d’accusation font en effet grief à Œil-de-Bœuf de vous avoir volé votre voiture. Or, Œil-de-Bœuf n’a jamais touché à votre automobile. Je puis vous en donner ma parole.
— Qui donc a volé cette voiture ? demanda Sonia, n’est-ce point la bande des naufrageurs ? Parlez, parlez, Juve.
— Qui a volé cette voiture, princesse ? mais moi, moi, tout simplement, moi, Juve aidé de mon ami Jérôme Fandor.
Il expliqua comment.
— Dans dix minutes, conclut Juve, vous allez monsieur Marshall et vous princesse, témoigner contre Œil-de-Bœuf. Vous pouvez le croire coupable. C’est pour cela que je suis à Quimper.
Était-ce réellement pour éviter à Ellis Marshall et à Sonia Danidoff de faire une déposition inexacte que Juve s’était rendu à Quimper ?
On eût pu en douter à voir avec quel soin, quelle passion, Juve suivait les débats.
À la vérité le policier se doutait parfaitement qu’Œil-de-Bœuf était innocent du crime que la justice lui reprochait. Juve, de plus, savait que la fille de Fantômas s’était enfuie, non déguisée cette fois, sous sa véritable apparence de femme, à bord de la roulotte du père et de la mère Zizi, et que certainement, elle avait dû, lors du naufrage du Skobeleff, conserver son déguisement d’aspirant de marine.
Il n’avait pas eu de peine, en conséquence à deviner qu’Œil-de-Bœuf n’avait nullement assassiné l’aspirant de marine qu’on lui reprochait d’avoir tué, et qui n’était qu’un cadavre « utilisé » par la fille de l’Insaisissable. Pouvait-il cependant, l’excellent policier, sauver l’apache ? Avait-il les éléments suffisants pour emporter la conviction des membres du tribunal ?
Non.
Et c’est pourquoi Juve, très ému, assistait au procès d’Œil-de-Bœuf, appréhendant, à juste titre, une erreur judiciaire qui entraînerait la condamnation à mort de la sinistre crapule, qui certes méritait largement la peine capitale, mais pas pour les faits qui allaient la lui valoir.
Juve, à la reprise de l’audience, avait été s’installer au bout du prétoire, sur l’une des banquettes de bois réservées au public. Il fut tout surpris de voir venir prendre place à côté de lui, un extraordinaire petit bossu, vieux et sale, remarquablement loquace, qui, tout de suite, engagea la conversation avec lui, en déclarant, péremptoire :
— Pour moi, vous savez, l’accusé est complètement innocent. Jamais Œil-de-Bœuf n’a tué cet officier. Qu’en pensez-vous ?
— Vous avez raison, répondit-il au bossu, instinctivement satisfait de rencontrer quelqu’un de sympathique à l’accusé. Cet homme est certainement innocent du crime qu’on lui reproche. Malheureusement, comment le prouver ?
— Eh, dit le bossu, comment le prouver ? je ne sais pas moi. Ce n’est pas mon métier. C’est affaire aux agents de la Sûreté. Ce devrait être à eux de toujours trouver les coupables et de toujours défendre les innocents.
Or, Juve, étonné de la remarque, eut à peine le temps de tourner la tête dans la direction de son mystérieux interlocuteur, que celui-ci se levait, et, sans prendre garde aux signes impératifs de l’huissier que scandalisait un pareil sans-gêne, traversait le prétoire, s’en allait vers la porte de la salle, la franchissait, disparaissait.
— Ah ça ! songea le policier, qui diable est ce bonhomme ? et pourquoi m’affirme-t-il qu’Œil-de-Bœuf est innocent et qu’il appartient aux agents de la Sûreté d’arrêter les coupables ? Quel est ce bossu ?
Il fallut peu de temps à Juve pour réfléchir. Il lui en fallut moins encore pour se décider à l’action.
Brusquement, le policier se leva, quitta lui aussi le prétoire où s’achevaient maintenant les dépositions des témoins venant confirmer les agissements de la bande des naufrageurs. Juve s’élança hors du tribunal, dans l’intention de rejoindre le bossu.
Le policier parvint sur le perron du Palais de Justice, trois minutes peut-être après que son bizarre interlocuteur devait en avoir descendu les degrés. Or, Juve à peine en haut des marches, aperçut le bossu sur les traces duquel il se précipitait – un bossu d’aspect misérable, un pauvre diable – qui avait déjà eu le temps de traverser la place. Juve le vit monter dans une superbe voiture automobile, dont le moteur trépida sous la conduite d’un mécanicien déjà en train d’en manœuvrer les leviers.
— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? se demanda Juve.
Le policier s’élança, désireux de rejoindre l’infirme mystérieux. Or, Juve n’avait pas traversé la moitié de la place qu’il dut s’arrêter immobile, blême d’effroi, tremblant de rage. Au moment ou l’automobile démarrait, Juve avait vu le bossu se redresser, arracher sa veste, enlever ce qui lui tenait lieu de bosse, l’homme, maintenant reprenait toute sa taille, et d’une voix railleuse, s’adressant au policier figé sur place, il cria :