Mais qui soudain devant lui faisait pousser ce sourd juron par l’homme poursuivi ?
Une silhouette noire qui s’enfuyait en silence, se confondant avec la nuit, la silhouette d’un homme moulé dans un maillot noir, dont le visage se dissimulait derrière une cagoule noire, qui glissait sans bruit, souple, vif comme l’éclair.
Juve n’eut pas besoin de la regarder longtemps pour la reconnaître.
— Fantômas, hurla Juve, tu ne m’échapperas pas toujours.
Et en même temps, toujours courant, le policier tirait son revolver, tendait le bras, faisait feu.
Imprudence.
C’était se signaler à ceux qui le poursuivaient.
— Je suis fichu, songea Juve, ils vont m’écharper vif.
Sa situation semblait, en effet, d’autant plus désespérée que, par une inconcevable malchance, il venait, courant au hasard, de pénétrer dans une impasse où il était pris comme dans un piège.
Or, tandis qu’affolé il revenait sur ses pas, une véritable fusillade éclatait dans la plaine de Saint-Ouen ; le coup de revolver du policier avait encore surexcité les biffins, acharnés à s’emparer du misérable qui avait précipité dans le fossé la roulotte des Zizi. Allaient-ils se tuer entre eux ? Mais subitement le policier s’arrêta, figé sur place, ne sachant plus où donner de la tête. Devant lui, à quelques mètres, revolver au poing, portant des torches, les biffins se précipitaient. Là Juve eut une inspiration : au lieu de fuir, il s’élança vers ses adversaires :
— En arrière, en arrière, cria-t-il, il a fui par là.
Et trompés par ce cri, les autres, le prenant pour l’un d’eux, rebroussèrent chemin.
Hors d’haleine, Juve s’arrêta, cependant qu’autour de lui s’agitait tout un peuple de chiffonniers maintenant réveillés, furieux, ne comprenant rien à ce qui se passait, soupçonnant une rafle de police et fuyant en désordre. À ce moment précis, Juve éprouva une violente surprise. Un camelot porteur d’un énorme paquet de journaux passa en effet près de lui en courant, et Juve l’entendit lui crier distinctement :
— Foutez le camp, nom d’un chien, je me charge du reste.
Qui était-ce ? Que lui voulait-on ? L’avait-on reconnu ?
Mais Juve n’avait plus rien à faire dans la plaine de Saint-Ouen. Fantômas, à coup sûr, était loin. Les chiffonniers continuaient à tirailler, mais cela n’avait guère d’intérêt.
Hochant la tête, Juve, très préoccupé, se dirigea vers la barrière où, maintenant, des gardiens de la paix attirés par les coups de revolver, apparaissaient. Mieux vaut tard que jamais.
18 – LA TRIPLE MATHILDE DE BRÉMONVAL
Pas à pas, pensif et ronchon, le lieutenant prince Nikita descendait l’escalier assez roide et fort peu luxueux de l’immeuble qu’habitait Juve, rue Bonaparte.
— Ce policier n’est pas chez lui. Comment expliquer sa disparition ? Il a pourtant dû recevoir mon télégramme l’avertissant que je n’avais pas retrouvé le portefeuille rouge ? Alors ? comment se fait-il qu’il ne m’ait pas attendu ? et que vais-je faire ?
Débarqué le matin du rapide de Bretagne, le prince russe s’était immédiatement rendu chez le policier, mais comme il ne l’avait pas trouvé, il se sentait perdu.
— Aller à l’ambassade ? songeait-il, ce serait absurde. Il est absolument inutile de mettre notre excellent ambassadeur au courant de ma déconvenue. Alors ? Il faut avouer que, depuis trois jours, je fais un drôle de métier. Avant-hier, le long de la falaise, je retournais des pierres comme un imbécile, à la recherche d’un portefeuille absent d’ailleurs. Puis je sauvais cette jolie femme qui a nom Mathilde de Brémonval, puis encore j’apprenais que son prétendu assassin était le plus honnête homme du monde, au lieu qu’elle-même était une gourgandine. Allez y comprendre quelque chose. Je ne suis pas policier, moi.
Le prince Nikita, tout en songeant de la sorte, suivait le quai en direction du pont des Arts.
— Encore, pensait l’officier, si cet imbécile de Jean-Marie m’avait parlé clairement. Qu’est-ce que c’est que cet individu-là ? pourquoi m’a-t-il affirmé qu’une femme avait volé le portefeuille, que cette femme était en prison à Brest, et que Juve était une fripouille ?
Il fallait prendre une décision.
— Ma foi, se dit-il, je vais toujours tenter l’aventure. Mathilde de Brémonval m’a dit qu’elle habitait rue Laurent-Pichat, allons rue Laurent-Pichat. Si je n’apprends rien d’elle, j’aurai toujours eu le plaisir de la revoir.
Bien que très brave et fort audacieux, le lieutenant prince Nikita eût à coup sûr frémi s’il avait su au juste chez qui il se rendait, alors qu’enfoncé sur les coussins d’un taxi-auto, il réfléchissait à la visite qu’il allait faire, et évoquait par la pensée l’exquise Mathilde de Brémonval.
Il était à cent lieues d’imaginer que cette créature de luxe et de rêve était en réalité… Lady Beltham, maîtresse de Fantômas.
Lorsqu’à la suite des dénonciations de Raymonde, la fille de Fantômas, après les tragiques aventures survenues à Paris-Galeries, Juve et Fandor avaient soupçonné la véritable identité de Mathilde de Brémonval, celle-ci brusquement avait disparu.
Qu’était devenue Mathilde de Brémonval ?
Fantômas, audacieux comme il l’était, n’avait guère eu de peine à persuader sa maîtresse qu’elle pouvait, sans le moindre risque, réapparaître à Paris sous le nom de M mede Brémonval.
— Nul ne connaît ton identité, avait affirmé le bandit ; nul, sauf, il est vrai, Juve et Fandor, mais j’imagine que, cette fois, ni Juve ni Fandor ne peuvent s’en prendre à toi.
Lady Beltham s’était laissée convaincre.
***
— M mede Brémonval est-elle chez elle ?
La concierge hésitait :
— Je ne sais pas, monsieur. Je ne saurais vous dire : J’ai vu rentrer sa dame de compagnie, mais j’ignore si M mede Brémonval l’accompagnait. Voulez-vous prendre la peine de monter, monsieur. C’est au premier étage, à droite.
— Je vous remercie, madame.
Quelques minutes encore, il attendit, puis la porte de l’appartement s’ouvrit. Une avenante soubrette l’introduisit dans un grand salon richement décoré.
— Qui dois-je annoncer, monsieur ?
Le prince Nikita venait de tirer son portefeuille, il tendait sa carte de visite, un transparent bristol, somptueusement gravé :
— Veuillez annoncer, mademoiselle, à M mede Brémonval que je ne la retiendrai que quelques instants.
— Je ne sais pas si Madame est là, monsieur. Si Monsieur veut attendre quelques secondes, je vais voir.
Déjà la servante avait disparu.
Le prince Nikita ne put s’empêcher de songer qu’en vérité le domicile de la jolie créature était soigneusement gardé.
Le prince Nikita en était là de ses réflexions et se demandait, avec l’anxiété d’un jeune homme qui vient voir une jolie femme, si M mede Brémonval « allait être là » pour lui, lorsqu’il entendit des pas légers au long de la galerie voisine.
— C’est elle, se disait-il, c’est elle…
La porte s’ouvrit : une très vieille dame entra.
— Vous désirez parler à M mede Brémonval ? Pour affaire personnelle, monsieur ?
— Oui, madame. Ne pourrais-je pas la voir ?
— Je crains que cela ne soit difficile, monsieur. M mede Brémonval est encore en voyage ; je l’ai devancée de quelques jours. Je suis sa dame de compagnie, M meBrigitte.
À coup sûr, tout autre que le prince Nikita se serait excusé, aurait regretté sa démarche vaine, corné sa carte, serait parti.
Le prince Nikita était bien trop épris pour agir de la sorte. Il était venu Voir Mathilde de Brémonval en s’affirmant qu’il voulait par elle apprendre quelques détails relativement à la personnalité de Jean-Marie, à son séjour au château de Kergollen, au portefeuille rouge, mais en réalité, s’il se trouvait dans l’appartement de la rue Laurent-Pichat, c’était en raison du désir qu’il avait de revoir la jolie Mathilde.