— Nadine, interrogea-t-il, que fait votre patronne ?
— Elle sort, ce soir, monsieur Ellis, elle part en automobile.
— Parbleu, je m’en doutais.
— Voilà, fit-elle, que vous allez encore être jaloux.
— Nadine, vous m’avez dit que madame partait en automobile. Où va-t-elle ?
— Mais je ne sais pas, déclara la servante, je sais seulement qu’il doit s’agir d’un assez long voyage.
— Dans combien de temps part-on ?
— Dès que madame sera changée, dans une heure peut-être ?
Ellis Marshall tourna les talons.
— Monsieur, appela doucement la soubrette.
— Qu’y a-t-il ?
— Je suis sûre que vous allez encore suivre madame ? Vous allez essayer de la rencontrer.
— Parbleu.
— Mon Dieu, madame va bientôt s’apercevoir que c’est moi qui vous renseigne. Ah, si je n’étais pas sûre que vous l’aimez tant…
— Voyons, Nadine, vos appréhensions sont ridicules. Vous savez bien que la princesse Sonia finira par être touchée de mon amour si ardent et si respectueux. Vous savez bien que je finirai par l’épouser.
***
Dans la nuit noire, se dirigeant vers Versailles, l’automobile de course pilotée par Ellis Marshall trouait l’obscurité de ses phares.
Mais, soudain, les freins grincèrent, les roues dérapèrent, l’automobile s’arrêta. Son conducteur venait de s’apercevoir qu’une autre voiture était arrêtée à quelque distance devant lui. Le mécanicien en était à demi enfoui sous le châssis. La carrosserie, une limousine confortable, était hermétiquement fermée, l’intérieur n’était pas éclairé.
Ellis Marshall eut un sourire de triomphe. Ayant rangé son engin de course sur le bas-côté du chemin, il s’approcha à pied du véhicule en panne.
— Vous n’avez besoin de rien ? demanda-t-il.
Et, feignant soudain la plus grande surprise, il s’écria, assez haut pour être entendu de la personne qui se trouvait à l’intérieur :
— Ah, par exemple, mais je ne me trompe pas, c’est bien l’automobile de la princesse Sonia Danidoff.
Précisément la glace de la portière s’abaissa à ce moment, une tête de femme parut :
L’Anglais, exagérant encore son étonnement, leva les bras au ciel.
Ironiquement, il poursuivit :
— Et c’est même madame la princesse Sonia Danidoff. J’imagine, chère princesse, que votre migraine va beaucoup mieux, puisque vous voici sur la route ?
— Ma migraine, monsieur, répondit la princesse, ne va pas mieux, mais je la promène, voilà tout. Et vous-même, baronnet, où allez-vous donc ?
— Promenez ma neurasthénie, madame, et puis, j’ai eu comme qui dirait l’intuition que vous alliez partir. Partir en voyage, que peut-être vous auriez besoin de moi. J’ai eu la chance d’être sur la même route que celle que vous suivez. Où qu’on aille, il est très difficile de sortir de Paris sans prendre le chemin de Versailles, c’est d’ailleurs, n’est-il pas vrai, votre direction ? ne comptez-vous pas vous diriger vers la Vendée ? la Bretagne ?
La princesse tressaillit. Elle se rejeta au fond de la voiture, cependant qu’Ellis Marshall, par discrétion, descendait du marchepied sur lequel il était monté.
Il y eut un léger silence, pendant lequel on entendait les sourds jurons poussés par le mécanicien, et puis, celui-ci, tout couvert de graisse et de boue, sortit enfin de dessous la voiture :
— On est en panne, madame la princesse.
— Ce sera long ? demanda celle-ci, anxieuse.
— Nous en avons pour deux jours.
Et l’homme s’embarqua dans une explication confuse, compliquée, annonçant qu’il s’agissait d’une rupture de pièce, qu’il faudrait remorquer la voiture jusqu’à l’usine.
Ellis Marshall l’interrompit :
— Je vous emmène, madame, dit-il, ma voiture n’est pas confortable comme la vôtre, mais elle est plus rapide, veuillez y accepter une place, demain nous serons arrivés.
— Demain, savez-vous donc où je vais ?
— Parbleu.
Et, comme la princesse esquissait un geste d’incrédulité, l’Anglais prononça tout bas, pour n’être entendu que d’elle, ces paroles étranges :
— Moi aussi, j’ai des yeux qui savent voir, moi aussi, j’ai des oreilles qui peuvent entendre. Au lieu de marcher l’un contre l’autre, princesse, voulez-vous que nous soyons alliés ?
La princesse regarda Ellis Marshall franchement :
— Soit, consentit-elle, j’accepte, mais chacun pour soi, n’est-il pas vrai ?
— All right, dit l’Anglais.
2 – L’UNIQUE SOLUTION
Avec un grand fracas métallique le train express venant de Paris pénétrait en gare d’Angers. Lancé à toute vitesse, le convoi ralentit soudain dans le gémissement confus des freins bloqués.
Ce tapage avait réveillé en sursaut un voyageur étendu sur la banquette d’un compartiment de première classe du wagon à couloir qui se trouvait en tête de l’express de Paris.
Ce voyageur se redressa brusquement, se frotta les yeux et d’une voix égarée, demanda à son compagnon de voyage, un homme blond, d’une trentaine d’années environ, à la fine moustache, et qui fumait cigarette sur cigarette :
— Fandor, où sommes-nous donc ?
— Nous sommes en gare d’Angers, Juve, il est déjà cinq heures du soir et vous dormez comme une souche depuis notre départ de Paris… Juve, mon bon ami Juve, je ne suis pas exagérément curieux, mais il n’empêche que je voudrais bien être renseigné sur quelques petits détails de nos existences respectives. J’étais à peine revenu de Monaco, où nous avons vécu ensemble des heures qui, pour n’avoir pas été toujours heureuses, sont néanmoins inoubliables. J’espérais goûter un peu de repos. Hier soir, couché de bonne heure, je m’endors avec l’intention de me réveiller fort tard et de me lever plus tard encore. C’était mon droit, pas vrai ? Or, voici qu’au milieu de la nuit, dès les premières heures du matin, pour mieux dire, vous m’arrachez au sommeil par un de ces coups de téléphone laconiques dont vous avez le secret. Il a fallu me préparer de toute urgence, venir vous joindre à la gare à midi vingt-cinq. Entre temps, je devais me munir d’un attirail complet de navigateur : boussole, vêtements imperméables, gilets de sauvetage, je ne sais quels accessoires encore, ce que j’ai d’ailleurs fait aux dépens de ma bourse, entre parenthèses, sérieusement écornée. Bien, j’arrive donc à la gare à midi un quart, dix minutes avant le départ de l’express. Je vous trouve sur le quai, en proie à une fébrile impatience, vous m’agonisez de sottises sous prétexte que j’aurais pu manquer le train, vous me poussez dans un compartiment sans que j’aie le temps de prendre le moindre billet, sans même me dire où nous allons, et puis, sitôt que le convoi s’ébranle, vous vous étendez sur la banquette et vous me déclarez : « Maintenant, petit, fiche-moi la paix et laisse-moi dormir, car j’ai passé une nuit blanche, et je n’y tiens plus. » Vous reconnaîtrez, Juve, que j’ai respecté votre sommeil, et vous admettrez que, sans être particulièrement curieux, j’éprouve un certain désir de savoir ce que vous prétendez faire de moi et où vous me conduisez ? Juve, vous avez la parole.
Lorsque Fandor eut fini, Juve s’écria brusquement :
— Angers, m’as-tu dit ? bon, ça va bien.
Et, laissant le journaliste de plus en plus interloqué, Juve se précipita comme un fou par la portière du wagon, descendit sur le quai, traversa la voie qui le séparait des bâtiments de la gare, puis se perdit dans l’intérieur des salles.
Fandor, qui le suivait des yeux, haussa les épaules. Puis il murmura simplement :
— Je crois que Juve devient fou.
Le journaliste, résigné à cette éventualité, retourna à sa place, s’enfonça dans son coin, puis il ferma les yeux, jurant d’observer un mutisme absolu jusqu’au moment, proche ou lointain, où son compagnon daignerait enfin lui fournir des explications.
L’express de Paris n’allait d’ailleurs par tarder à repartir en direction de Nantes et de Quimper.
Déjà, les employés émettaient de pressants appels, et Fandor ne voyait toujours pas revenir Juve.