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Morosini releva un sourcil ironique :

— Pourquoi nous ? Tu devrais suffire à la tâche ? Vas-y si cela te chante !…

— Mais nous étions convenus…

— Disons que nous avions suggéré une idée, fit plus doucement Aldo qui n’aimait pas du tout qu’un obstacle se dresse entre eux et ne pouvait s’empêcher de déplorer que son meilleur ami ait choisi justement ce moment pour tomber amoureux. D’autre part s’il arrivait quelque chose à miss Dawson, tu serais très malheureux et moi j’aurais des remords. Partez tous les deux et oubliez-moi.

— Alors promets-moi d’attendre que je revienne pour aller là-bas !

Cette fois Aldo se mit à rire en constatant qu’Adal n’insistait pas pour qu’il les accompagne : ce voyage en tête à tête avec la dame de ses pensées devait le ravir…

— J’essaierai, bien que je sois assez grand pour me débrouiller tout seul !

— Je ne sais pas comment vous remercier, dit la jeune fille dont le regard inquiet s’était soudain éclairé.

— N’essayez pas ! Cela n’en vaut pas la peine. Va donc jusqu’à la réception retenir vos places pour cette nuit et ensuite nous dînerons…

Le repas fut rapide. Le train était à onze heures du soir et les deux voyageurs devraient se changer et préparer le léger bagage nécessaire à un court séjour encore que chez une jolie femme un « léger bagage » ne puisse se concevoir sans deux valises bien remplies. Le repas terminé, Morosini choisit de les laisser à leurs préparatifs et se retira chez lui après leur avoir souhaité d’obtenir ce qu’ils allaient chercher : la physionomie radieuse d’Adalbert, heureux comme s’il partait en voyage de noces, l’exaspérait et il ne voulait pas se laisser aller à de nouvelles incartades verbales. Quant à la lettre menaçante qu’il avait toujours sur lui, il décida de ne la lui montrer qu’à son retour. Il l’enferma dans la mallette en peau de porc qui contenait sa trousse de toilette.

Du haut de son balcon dominant l’entrée du palace il vit le couple s’embarquer dans la voiture de l’hôtel qui allait les descendre au bac traversant le Bosphore pour les mener à la gare de Scutari sur le continent asiatique.

Quand il l’eut vue disparaître, il resta là un long moment à contempler l’image magique de Stamboul et de la Corne d’Or scintillant, comme la robe d’Hilary, de milliers de petites lumières posées sur le bleu de la nuit. Puis vers onze heures et demi, jetant un manteau sur son smoking, se donnant l’allure d’un homme qui a l’intention d’aller passer un moment agréable dans une boîte de nuit, il descendit, demanda quelques adresses au portier mais en refusant qu’on lui retienne une table, prit une voiture et, à son tour, quitta le Pera Palace. La mise en demeure reçue tout à l’heure ne lui laissait pas beaucoup de temps : il fallait qu’il voie Salomé cette nuit même…

CHAPITRE VI

LA NUIT ENSORCELÉE

— Entre, je t’attendais…

— Je n’ai pas annoncé ma visite cependant ?

— Non, mais je savais que tu viendrais un soir ou l’autre. Et depuis ce matin quelque chose me disait que ce serait celui-ci… Viens t’asseoir près de moi !

Elle tendait vers lui un bras mince et rond, chargé de bracelets, une main fine, bosselée d’or et de rubis. Salomé, ce soir, était vêtue comme pour une fête, de longs voiles de mousseline jaunes et blancs brodés d’or entre les épaisseurs desquels brillaient des colliers et des agrafes précieux. Elle était à demi étendue au milieu des coussins, la tiare d’orfèvrerie qui la coiffait était plus somptueuse encore que la dernière fois et une longue natte tressée de perles d’or glissant sur une épaule semblait la continuer. Avec ses longs yeux noirs et ses lèvres rouges que faisait briller la flamme des lampes de bronzes posées à différents niveaux, la femme était d’une beauté saisissante et en prenant place près d’elle comme son geste l’y invitait, Aldo se sentit enveloppé d’un parfum complexe et capiteux comme il n’en avait jamais respiré. Le trouble qu’elle lui avait déjà inspiré le saisit de nouveau. Il voulut le dissiper en posant tout de suite des questions précises :

— L’autre nuit, tu m’as appris que j’allais être en danger. Peux-tu m’en dire davantage ?

— Peut-être, fit-elle en tapant dans ses mains pour faire apparaître le café rituel. Mais tu n’es pas venu que pour cela…

— Et pourquoi d’autre ? Je sais que les brumes de l’avenir se déchirent devant toi… et que tu dis des choses trop vraies.

— C’est ton amie de l’autre soir qui t’a dit cela ? Qu’est-elle au juste pour toi ?

— Rien qu’une amie mais tu devrais le savoir, toi qui vois tout. C’est elle, en effet qui m’a dit cela. Elle était, je crois, aussi satisfaite qu’effrayée…

— C’est une femme étrange qui s’est trompée de siècle. Elle vient de loin, comme moi… mais elle t’a conduit ici et, pour cela, je la bénis…

Morosini fronça le sourcil, repris par son ancienne méfiance :

— Je ne vois pas pourquoi, dit-il sèchement.

— Tu es celui que j’attendais… depuis longtemps.

Il eut un mouvement d’impatience : celle-là aussi, on la lui avait déjà servie. Pour réfréner un début d’irritation, il but une tasse d’un café qui lui parut plus parfumé que jamais :

— Écoute, soupira-t-il, j’ai besoin de ton savoir. Tu m’as dit que j’allais être en danger et je crois que je le suis parce que, ce soir, j’ai reçu ça ! Comme tu peux le voir, c’est court mais très explicite…

Elle ne jeta au papier qu’un coup d’œil dédaigneux :

— Et tu as peur ?

— Non mais je pense que ceci doit être pris au sérieux.

— Sans doute mais, de toute façon, tu dois repartir, alors je te conseille d’obéir…

Déçu et furieux, il se leva si brusquement qu’il manqua renverser la fragile table basse supportant le plateau :

— Si c’est tout ce que tu as à m’apprendre, je te laisse. Je perds mon temps ici…

— Crois-tu ?… Allons, calme-toi et ne déforme pas le sens de mes paroles. Tu partiras parce que ta vie n’est pas ici et ce que tu cherches non plus !

— Que sais-tu de ce que je cherche ?

— Tu cherches les pierres sacrées, celles qui donnent le pouvoir de pénétrer l’avenir et c’est pour ça que tu es en danger…

Cette fois Morosini n’avait plus envie de partir. Il sentait qu’il avait frappé à la bonne porte.

— Mais puisque tu dis qu’elles ne sont plus ici, je ne vois pas pourquoi l’on s’en prendrait à moi ?

— Tes ennemis sont de deux sortes : ceux qui ne veulent à aucun prix que les émeraudes qui ont joué un rôle tragique dans la dynastie la plus respectée reparaissent avec leur histoire et ceux qui veulent que tu les retrouves pour en tirer une fortune.

— Et toi, tu sais où elles se cachent ?

— Je sais où elles sont allées… il y a longtemps…

— Alors dis-moi au moins leur histoire !

— Pas maintenant.

— Quand, alors ? s’écria Morosini qui commençait à s’énerver. Tu sais que je dois partir et même tu me le conseilles, et tu me dis « pas maintenant » ? Alors je répète : quand ?

— Quand nous aurons fait l’amour… Alors, je te dirai tout.

Il la regarda avec une sorte d’horreur incrédule :

— L’amour ? Toi et moi ?

— Et qui d’autre vois-tu ici ? Je veux t’appartenir, ne fût-ce qu’une heure…

— C’est impossible !

— À mon tour de demander pourquoi. Ne suis-je pas assez belle ? fit-elle en étirant parmi les coussins un corps dont les formes se dessinaient sous les voiles.

— Tu es très belle mais puisque apparemment tu sais tout de moi, tu ne dois pas ignorer que, marié depuis peu, j’aime profondément ma femme et qu’on me l’a enlevée. Cela ne dispose guère à batifoler avec une autre…

Le mot, prononcé volontairement, dut la blesser car elle se rembrunit. Ses longs yeux noirs lancèrent un éclair :