Le hâle de Ted vira au gris cependant qu’une véritable angoisse montait dans son regard :
— Oh ! non ! s’écria-t-il. Pas elle ?
— J’ai peur que si. Ce n’est pas parce qu’elle n’habite pas le Palazzo qu’elle n’a pas l’intention d’y vivre ? Une Anglaise ne saurait respirer sous le toit de son fiancé avant le mariage. C’est valable d’ailleurs pour d’autres nationalités.
— Mais les précédentes habitaient là avant !
— Ça ne veut rien dire ! Celle-là doit tenir d’autant plus au respect des bons usages qu’elle n’est pas – et de loin ! – l’innocente ingénue que vous imaginez. Elle est certainement décidée à épouser Ricci…
— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— La couleur de ses cheveux. Au naturel votre Mary Forsythe est d’un joli blond Scandinave, légèrement argenté…
— Vous la connaissez donc ?
— Oh oui ! Pardon de ne pas vous l’avoir révélé plus tôt mais je n’avais jusqu’ici aucune raison de le faire. Simplement parce que je ne pensais pas qu’avec ce qui va remplir Newport dans les jours prochains, Margot la Pie eût jeté son dévolu sur Ricci.
— Margot la Pie !
— Oui. La Pie voleuse ! C’est le surnom dont l’ont rebaptisée les diverses polices européennes qui n’ont encore jamais réussi à mettre la main dessus. Seule celle de Palestine, il y a trois ans, avait pu s’en emparer mais elle leur a échappé je ne sais trop comment. J’ajoute que sa spécialité ce sont les bijoux, de préférence anciens et historiques car ce n’est pas n’importe quelle chapardeuse : elle est très cultivée, très habile et froide comme glace pour ce qui est de la lucidité. À la limite, si je ne savais ce que nous partageons vous et moi, je serais enclin à plaindre Ricci de tomber dans ses filets : elle est capable de le dépouiller jusqu’à l’os !
Le malheureux Ted était effondré au milieu des éclats de son rêve démoli mais l’œil qu’il releva sur son étrange client recelait une méfiance que celui-ci n’aima pas.
— Comment pouvez-vous en savoir si long ? articula-t-il. Ça n’a pas grand-chose à voir avec la guerre d’Indépendance, le détachement français et le reste ?
— En effet, je l’avoue. Si je descends bien par ma mère d’un des officiers de Rochambeau, si j’aime dessiner et même peindre, je ne crois pas avoir le temps ni l’intention décrire un bouquin sur ce sujet.
Mawes s’était remis debout, les poings serrés :
— Je crois qu’il va falloir me dire la vérité, gronda-t-il. Qui êtes-vous ?
— Aldo Morosini. Ça c’est vrai. Vénitien c’est encore vrai mais j’exerce la profession d’antiquaire et d’expert en joyaux historiques. Un peu comme Margot, si vous voulez, mais moi j’achète. C’est en recherchant deux émeraudes millénaires à Jérusalem que j’ai rencontré celle qui se faisait appeler alors l’Honorable Hilary Dawson, spécialiste en faïences anciennes et détachée par le British Museum.
Le calme d’Aldo, la désinvolture avec laquelle il venait d’allumer une cigarette parurent ébranler l’Américain. Pourtant il ne se rendait pas encore :
— Qu’est-ce qui me prouve que cette fois vous dites la vérité ?
— Mon passeport que vous avez eu l’élégance de ne pas me demander. Et puis…
— Où êtes-vous, Ted Mawes ! appelait de la salle une voix féminine. Montrez-vous ! Il faut que je vous parle…
L’interpellé alla à la porte, l’ouvrit découvrant la propriétaire d’un timbre si particulier qu’Aldo l’avait déjà identifiée : Pauline ! Elle était là, debout à quelques pas de la porte dans un ensemble blanc que justifiait sans doute la saison mais certainement pas le temps de ce soir !
— Ah vous voilà ! s’écria-t-elle en voyant paraître celui qu’elle appelait et sur la figure duquel sa vue ramenait le sourire :
— Miss Pauline ? À cette heure ? Que puis-je pour vous ?
— On arrive quand on peut mon bon Ted mais je dois dire que notre départ a été décidé assez vite !
— Mais vous êtes seule ?
— Pour l’instant oui. Le yacht repartira au jour chercher mon frère et ma belle-sœur qui s’est refusée à avancer son départ afin de ne pas bousculer les traditions en précédant le Nour Mahal. D’où cette arrivée nocturne.
— Qui me fait bien plaisir. Voulez-vous dîner ?
— Non, merci ! Je viens voir ce que vous avez fait de mon ami Morosini ?
— C’est votre ami ?
— Vous devriez le savoir : c’est moi qui vous l’ai envoyé. Ah, le voici !
Entendant son nom, en effet, Aldo venait à sa rencontre et baisait la main qu’elle lui tendait. Ces retrouvailles touchantes n’apaisèrent pas apparemment les soupçons récents de Ted Mawes.
— Je vois que vous le connaissez et en ce cas j’aimerais savoir ce qu’il est au juste ? Peintre, écrivain, antiquaire ou quoi ? Détective peut-être ? Il s’intéresse à…
La baronne leva un sourcil réprobateur :
— Qu’est-ce que ça peut vous faire du moment qu’il venait de ma part ?
— Je ne le lui ai pas dit, ma chère Pauline. Je pensais que ce serait mieux pour la discrétion que je souhaitais. Venu ici sous les couleurs que vous savez je viens seulement d’avouer mes coupables activités.
— Oui eh bien maintenant on ne joue plus ! Vous redevenez vous-même et d’ailleurs je viens vous chercher pour vous installer chez nous…
— Il n’en est pas question ! Je vous en suis infiniment reconnaissant mais je vous ai déjà dit mon désir de passer inaperçu…
— On ne passe jamais plus inaperçu qu’au milieu d’une foule ! Parmi les gens qui vont venir batifoler, il y en aura certainement plusieurs qui pourraient vous reconnaître. À commencer par votre vieil ami l’archéologue d’Alice Astor et ils ne vont pas tarder. En outre, Phil Anderson préférerait que vous acceptiez mon invitation.
Du coup, l’amour-propre de Ted Mawes trouva une nouvelle matière à offense :
— On ne peut être mieux ailleurs que chez moi et le vieux Phil le sait !
On allait sans aucun doute vers un dialogue de sourds et la baronne décida d’y mettre fin. Elle éleva la voix et son magnifique contralto emplit la pièce vers laquelle on refluait :
— Mettons les choses au point sinon on ne s’y retrouvera plus ! Primo, pour répondre à votre question mon cher Ted, votre client n’est pas Monsieur Morosini mais le prince Aldo Morosini, antiquaire certes mais surtout expert mondialement reconnu en joyaux historiques. Secundo, il vient ici traiter une affaire dont on ne m’a pas confié la nature mais qui tourne autour d’un déplaisant personnage…
— Aloysius C. Ricci, je sais, grogna Ted. Il aurait un compte à régler avec lui…
Au nom de son employeur, Agostino qui dormait roulé en boule sur le divan à la manière d’un gros chat ouvrit un œil et émit d’une voix pâteuse mais angoissée en faisant de touchants efforts pour se remettre debout :
— Ri… Ricci !… Un mariage encore !… Filer !… Filer !…
— Du calme ! enjoignit Aldo en l’obligeant à se recoucher. On va s’en occuper.
— Qui est-ce ? demanda Pauline.
— Agostino, un valet de Ricci qui semble ne pas supporter l’idée d’un remariage. Je dirais même que cette perspective le terrifie. Il faut vous dire que son patron est arrivé tout à l’heure avec les… Schwob ? C’est bien ça ?
— C’est bien ça ! approuva Ted.
— Autrement dit j’arrive en retard. Le Chef Anderson voulait que vous sachiez, Aldo, que votre gibier allait quitter New York avec une jeune Anglaise qu’il a l’intention d’épouser. Il est déjà là, tant pis mais Anderson semble craindre que la fiancée ne soit en danger. Comme il me connaît et sait que nous sommes amis, il a trouvé en moi le moyen de vous aider si peu que ce soit. C’est pourquoi il vous préférerait chez moi… afin qu’il y ait au moins quelqu’un qui s’inquiète si vous disparaissiez.
— Ainsi, gémit Ted, il va l’épouser ?
— Eh oui ! fit Aldo. Il faut vous dire, chère baronne, que notre ami Ted est tombé follement amoureux de celle qui se fait appeler Mary Forsythe…
— Ce n’est pas son nom ? demanda Pauline. Pourtant Phil Anderson…