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Ce n’était pas l’avis de la journaliste. Elle ne bougea pas d’une ligne, continuant d’écrire Dieu sait quoi sur son bloc :

— Lequel ? demanda-t-elle sans regarder les trois compères.

— Le Plaza ! lâcha Morosini agacé. Et maintenant Mademoiselle, nous souhaiterions aller saluer le Commandant Blancart et le remercier avant de quitter son navire…

— Mais faites donc ! dit Nelly en refermant son carnet et en lui décochant un large sourire. Et amusez-vous bien !

D’une main ferme, elle renfonça sur sa tête le bonnet aux vives couleurs qui lui donnait l’air d’un lutin et que le vent dérangeait puis toujours suivie de son photographe elle rejoignit ses confrères et la masse des passagers qui s’apprêtaient à quitter le bateau maintenant à quai. Un quai où il y avait autant de monde qu’au départ. Ce n’étaient pas les mêmes mais déjà le trépidant vacarme de New York sautait au visage, cacophonie de klaxons, de sirènes, de bruits de chantiers, de ronflements de moteurs et d’une clameur imprécise, un bourdonnement continu qui était la voix même de cette ville qui ne dort jamais.

S’attardant sur le pont, Morosini vit Vidal-Pellicorne descendre l’un des premiers avec sa compagne reçue avec autant d’empressement qu’une star de Hollywood et monter à sa suite dans une énorme limousine noire conduite par un chauffeur en livrée blanche. Il se demanda si la belle Alice allait déposer Adalbert dans un hôtel ou bien lui offrir l’hospitalité ? Et il comprit qu’il avait pensé tout haut quand Pauline lui répondit :

— Les Astor possèdent plus de deux mille maisons dans l’État de New York. Vous pouvez être sûr qu’elle va l’installer sinon chez elle, ce qui serait délicat étant en instance de divorce, du moins à portée de la main. Donc pas question d’un lieu aussi public qu’un hôtel où il pourrait vous rencontrer !

— J’aimerais savoir ce que je lui ai fait ? Elle me regarde comme si j’étais son ennemi juré !

— Vous êtes son rival et elle doit vous exécrer d’autant plus qu’en d’autres temps et en d’autres circonstances elle se fût certainement donné un mal fou pour vous séduire et vous enchaîner à son char mais si j’ai un conseil à vous donner, essayez donc de mettre votre amitié entre parenthèses. Ou je connais mal Alice ou elle se lassera quand elle aura fini d’extraire toute la substantifique moelle de son égyptologue. Il sera peut-être bon, alors, de vous trouver là pour ramasser les morceaux.

— Je n’ai pas l’intention de m’éterniser ici, fit Aldo avec raideur.

— Elle non plus, soyez-en persuadé. On est beaucoup trop loin de sa chère Égypte et d’une Europe qu’elle adore. Passé la saison de Newport, je vous parie qu’elle ramènera son toutou à Paris à moins qu’elle ne lui ait déjà enlevé son collier pour l’envoyer japper ailleurs !

C’était peu réconfortant, cependant Aldo décida de suivre le conseil d’écarter le plus possible Adalbert de son esprit. Ce ne serait pas facile mais il avait besoin de garder – outre un jugement clair ! – sa liberté de mouvements puisqu’il foulait à présent la même terre qu’Aloysius Cesare Ricci et – peut-être – les joyaux de la Sorcière vénitienne… Un moment plus tard il roulait dans un taxi jaune vers l’hôtel Plaza en compagnie de Gilles Vauxbrun tandis qu’une grosse Chrysler grise – moins imposante que la limousine noire ! – avec chauffeur assorti ramenait la baronne von Etzenberg chez elle. Un fourgon à bagages suivait car sans aller jusqu’à trente malles, celle-ci, qui voyageait d’ailleurs avec sa femme de chambre, en alignait tout de même une douzaine. Un train un peu inhabituel pour un sculpteur. Son atelier n’avait sans doute que peu de rapports avec ceux des artistes besogneux de Montparnasse… ou de Montmartre.

CHAPITRE VII

TROIS PAS DANS NEW YORK…

Implanté depuis 1907 à l’angle de la 5e Avenue et de la 59e rue, l’hôtel Plaza considéré comme un chef-d’œuvre du style néo-renaissance français – un chef-d’œuvre de dix-huit étages et de huit cents chambres ! – offrait, dès sa porte tournante franchie, une atmosphère ouatée, silencieuse, extrêmement reposante après le tintamarre du dehors. En outre avec son décor franco-italien où les tapisseries d’Aubusson, les lustres de Baccarat, les meubles et candélabres Louis XVI rejoignaient les marbres de Carrare, les mosaïques façon Ravenne, les cariatides blanches sous des plafonds et des boiseries dorés sans oublier des lambris de chêne, il offrait aux visiteurs d’outre-Atlantique la rassurante impression de rentrer chez eux tout en persuadant les indigènes de la solidité de leurs racines dans l’Histoire et les fastes européens. En face de l’hôtel une grande fontaine à degrés, la Pulitzer Fountain et, au-delà, les frondaisons vertes de Central Park ajoutaient au charme de sa maison.

Logé au cinquième étage dans une suite où l’accueillit une copie – un peu réduite tout de même ! – du Printemps de Botticelli, Aldo, tandis qu’un valet de chambre déballait ses bagages et rangeait ses vêtements dans la penderie, opta pour un bain d’eau plus douce qu’à bord. Là les matières savonneuses moussaient divinement. Il s’y attarda afin de mettre de l’ordre dans ses idées en fumant une cigarette, se sécha, s’habilla, téléphona au portier un câblogramme annonçant qu’il était bien arrivé, pria ensuite l’homme aux clefs de faire envoyer quelques douzaines de roses à la baronne von Etzenberg chez laquelle il devait dîner puis descendit rejoindre Gilles au bar où il le retrouva tristement assis devant une citronnade à laquelle d’ailleurs il n’avait pas touché. Sa mine déconfite alluma une étincelle de gaieté dans l’œil de Morosini :

— Te voilà au régime local on dirait !

— Pas de quoi rire ! Toi aussi tu y es. Tant qu’on est sur le bateau on ne se rend pas compte de ce que leur prohibition peut être pénible. Tu veux quelque chose ?

— Quoi par exemple ?

— Du lait, du thé, de la limonade, du café, du jus comme celui-là ?

— Non merci. Allons plutôt déjeuner.

— Si tu t’imagines que ce sera plus gai, tu te trompes ! Cuisine européenne oui et, hélas, pas le moindre soupçon de pinard pour l’arroser. Ça va être d’un drôle !

— Mais enfin tu savais à quoi t’en tenir ? Ce n’est pas la première fois que tu viens depuis que l’Amérique s’est mise au sec ?

— Si ! Je suis comme toi, moi. Je ne traverse pas les mers pour un oui ou pour un non et s’il n’y avait pas ce meuble de Versailles que je compte ramener…

— Tu serais resté chez toi à deux pas des délices du Ritz… et tu n’aurais pas rencontré la baronne !

— C’est vrai ! Le malheur est qu’elle veuille s’installer ici désormais !

— Bah, il suffirait que tu t’installes chez elle. Je parie tout ce que tu voudras que ce soir, tu ne boiras pas de l’eau.

— Tu crois ?

— J’en jurerais ! une femme qui transporte sur elle en cas de « faiblesse » un cocktail aussi explosif que ce qu’elle m’a fait avaler ne se résigne pas à boire uniquement de l’eau. Elle doit avoir une cave.

Ranimé par cet espoir, Vauxbrun suivit Aldo dans l’Oak Room, la salle à manger du Plaza habillée de chêne foncé presque jusqu’au plafond ce qui ne la rendait pas fort récréative en dépit des vases de fleurs, des éclairages doux et de l’éclat de l’argenterie et de la cristallerie. Pas de fenêtres mais des grandes impostes arrondies à petits carreaux placées tout en haut des murs sombres.

Un maître d’hôtel imposant prit leur commande de turbot sauce mousseline, de poulet grillé et leur proposa sans rire de les arroser d’une bouteille de canada dry. Comme il était français cela lui valut de la part de Vauxbrun suffoqué d’horreur un :

— Vous n’avez pas honte ?

— Absolument pas, Monsieur, et je pense que notre canada dry pourrait agréer à ces messieurs. Il a… quelque chose de pas désagréable !

— Si vous le dites ! On peut toujours essayer.