— Me répondez pas si ça vous ennuie mais c’est pas là que vous habitiez au moment du procès Ferrals qui a fait tant de bruit ? Un Français au nom impossible mais bien sympathique y logeait avec vous ?
— Il y est toujours et il n’y a pas d’indiscrétion. Je redoute qu’il soit embarqué dans une histoire… inquiétante…
— … mais qui a l’air d’avoir les moyens ! Quelle bagnole ! Si je vous ai compris : vous voulez le protéger ?
— Exactement !
L’attente dura environ une heure. Minuit sonnait à Big Ben quand la porte de la maison s’ouvrit, livrant passage à Adalbert accompagnant ses invités jusqu’à la voiture. La vue de la jeune femme arracha à Finch un sifflement admiratif et un :
— By Jove ! Je comprends que vous soyez inquiet ! Pour une belle femme c’est une belle femme ! Et tout le reste va avec ! Mais dites donc, l’homme qui monte avec elle, ce serait pas l’as de Scotland Yard ? Le Superintendant Warren ?
— Oh oui. C’est lui !
— Eh bien, pour suivre une voiture où il est, il va falloir des précautions. Il connaît la musique !
— Prenez, mon cher Finch, prenez ! Tout ce que je veux, pour ce soir, c’est savoir où cette dame habite et, si possible, qui elle est.
— Ça ne devrait pas poser de problèmes.
Avant de démarrer, Harry Finch laissa la Rolls prendre un peu de distance puis se lança sur ses traces. Au bout d’un moment, il reprit :
— On dirait qu’elle le ramène au Yard ? Il fait quand même pas des heures supplémentaires ?
— Rien d’étonnant ! Depuis que je le connais je ne l’ai jamais vu vivre comme tout le monde.
C’était effectivement à son bureau que retournait Warren. Les deux observateurs virent la voiture s’arrêter devant le factionnaire et le policier en descendre après quoi elle reprit sa route. Imperturbable, Finch suivit…
On alla ainsi jusqu’à Regent’s Park où le beau carrosse s’arrêta devant l’une des plus luxueuses demeures. Le chauffeur d’Aldo siffla doucement :
— Eh bien dites donc elle ne se refuse rien ! Cet hôtel c’est Hanover Lodge qui appartenait jusqu’à y a pas longtemps à l’amiral Beatty ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Rien sinon me ramener au Ritz. Mais si vous aviez un moyen d’apprendre qui habite à présent cette maison cela me rendrait service.
— Oh ça ne devrait pas poser de difficultés majeures. Avec ce genre d’adresse et le numéro de la Rolls, on peut faire de grandes choses.
— Alors je m’en remets à vous, mon cher Finch ! Il y a longtemps déjà que je n’en ai plus à découvrir sur votre valeur.
Un moment plus tard, Morosini allait se coucher tandis qu’Harry Finch, tout fier de lui et récompensé royalement de ses peines à venir, reprenait sa course à travers Londres nocturne.
Le lendemain matin, sur la table de son breakfast, Aldo trouvait une enveloppe contenant une carte sur laquelle son chauffeur avait écrit :
« C’est la princesse Obolensky mais ne la prenez pas pour une Russe. C’est une Américaine pur jus qui serait même un brin timbrée. »
CHAPITRE IV
JACQUELINE
Deux heures plus tard, poursuivi par un planton affolé, Morosini faisait irruption dans le bureau du Superintendant Warren. Celui-ci, occupé à absorber l’une de ces mixtures pétillantes censées guérir la gueule de bois en avala de travers, s’étrangla, toussa éperdument, vira au violet et ne retrouva ses nuances naturelles qu’après que le visiteur intempestif lui eut appliqué quelques solides claques dans le dos.
— J’avais… dit… que je ne voulais pas… être dérangé, articula-t-il avec une peine infinie.
— Il n’a rien voulu entendre, gémit le jeune flic. J’ai pourtant fait ce que je pouvais !
— Je sais, Crofton ! Les tempêtes méridionales sont toujours imprévisibles ! Retournez à votre poste ! Et vous, ajouta-t-il d’un ton nettement moins conciliant, qu’est-ce que vous venez faire ? D’habitude on n’entre pas ici comme dans un moulin, vous savez ?
— Toutes mes excuses mais je n’ai pas dormi de la nuit et ce matin je veux savoir qui est la princesse Obolensky avec laquelle vous avez dîné hier soir ?
Warren admira en connaisseur et son œil s’arrondit :
— Quel dommage que vous soyez italien !…
— Vénitien s’il vous plaît !
— Ça fait une différence ?
— Énorme ! Alors vous disiez ? Si je n’étais pas…
— Je vous offrirais une place sur-le-champ !
— Ce n’est pas une réponse et je vous rappelle que votre temps est précieux. Alors je répète : qui est…
— Une Américaine richissime…
— Je le sais déjà.
— Alors que voulez-vous de plus ? grogna Warren au nez duquel la moutarde commençait à monter sérieusement.
— Ce qu’elle est pour Adalbert et ce qu’elle faisait chez lui hier au soir ?
— Vous n’imaginez pas que je vais vous répondre ? Si « votre » ami n’a pas jugé bon de vous le dire ce n’est à moi de le faire. Secret professionnel ! Vous devez le comprendre, hein ?
— Tout à fait d’accord mais puisque vous avez l’air de jouer là-dedans le rôle du confident, je veux savoir ce que cette femme est pour Adalbert ?
L’ironie plissa soudain la longue figure de Warren et une étincelle s’alluma sous le surplomb des sourcils :
— Ma parole vous faites une crise de jalousie ?
Le mot était mal venu. Morosini souffla la fureur par les naseaux :
— Faites attention à ce que vous dites ! Je ne suis pas jaloux, je suis vexé d’être tenu à l’écart d’un fait peut-être inquiétant pour mon meilleur ami. Depuis l’année dernière j’en ai par-dessus la tête de la noblesse russe vraie ou fausse !
— Oh, je pense que cette noblesse-là ne fait guère de doute. La dame est reçue dans la famille royale dont certains membres se rendent parfois chez elle. Une partie des siens appartient à notre aristocratie : le baron Astor of Hever et…
— Ne me dites pas que c’est une Astor ?
— Mais si ! Vous avez quelque chose contre eux ?
Aldo ne répondit pas tout de suite. Il savait à présent qui lui rappelait la « princesse égyptienne » : la redoutable Ava Astor, sans doute l’une des plus jolies femmes de son temps mais aussi la plus sèche de cœur, la plus autoritaire, la plus vaniteuse et la plus envahissante des créatures humaines. En résumé la pire des emmerdeuses ! Pensant tout haut, il finit par exhaler :
— Ce doit être sa fille ! Elle en avait une entichée d’égyptologie…
— De qui ?
— De lady Ribblesdale ! Ava Astor si vous préférez dont le premier mari a coulé avec le Titanic.
— C’est bien ça. Comment avez-vous deviné ?
— Physiquement elle ressemble à sa mère. Si elle lui ressemble aussi au moral et si, comme je le redoute, Vidal-Pellicorne en est amoureux, le pauvre garçon court à sa perte.
— Où prenez-vous qu’il soit amoureux d’elle ?
— La débauche de fleurs à laquelle il se livrait hier au soir était on ne peut plus explicite. En outre je suis tombé chez lui comme un pavé dans une mare à grenouilles. Sacrebleu ! Vous devez le savoir, vous, si vous avez partagé le dîner des tourtereaux ?
Cette fois Warren se put s’empêcher de rire :
— Et vous vous demandez ce que je fabriquais au milieu ? J’avoue qu’un moment je me suis posé la question. Qu’Adalbert soit sous le charme, il n’y a aucun doute.
— C’est un duo, ou il soupire en solo ?
— Un duo, non. Pas encore. J’ai l’impression. Comment dire ? Leur relation a quelque chose de… médiéval… oui : la dame et son chevalier décidé à tout pour la conquérir.
— Je vois ! Des kilomètres à plat ventre pour avoir le droit de lui baiser les doigts. Et vous trouvez que c’est rassurant !
— Calmez-vous ! Ce n’est pas aussi inquiétant ; je vous confierai même que la princesse Alice…
— Elle s’appelle Alice ?
— Alice-Ava-Muriel !... Je crois même qu’à son baptême Ava venait en premier mais sa mère entend rester la seule de l’espèce et ne l’a jamais appelée autrement qu’Alice.