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— Vous êtes incorrigible, Tante Amélie. Votre expérience mexicaine ne vous a pas suffi ?

— Tu as bien voulu admettre alors qu’elle avait eu son utilité ? Le résultat est plus satisfaisant aujourd’hui !

— Bon ! Racontez !

Sa voix trahissait un léger agacement qui lui valut un regard noir de Marie-Angéline mais il ne le remarqua pas. Il était d’une humeur de dogue. Une lettre de Guy Buteau arrivée au dernier courrier s’inquiétait de la longueur de son absence – non que les affaires soient moins bonnes, la maison marchait comme une horloge ! –, mais s’y ajoutait l’écho d’un appel téléphonique de Lisa qui trouvait, elle aussi, le temps long, spécifiant qu’elle ne quitterait pas Rudolfskrone tant que son seigneur et maître ne serait pas rentré. De plus, elle se plaignait de la rareté de sa correspondance. Le charme de la vie égyptienne peut-être ? De colère, Aldo en avait fait une boule de papier et l’avait envoyée dans la corbeille à papiers !

— Elle n’a qu’à venir me rejoindre, sacrebleu ! Elle verra comme on s’amuse ici !

Et il était allé faire un tour pour se calmer les nerfs !

Cependant, à mesure que se déroulait le récit de la vieille dame, son attention se fixait, encouragée par les coups de pied dans les chevilles que lui distribuait sournoisement Plan-Crépin. Apprendre que Salima était la fille de la princesse et que celle-ci avait dû subir les sévices de son frère le réveilla tout à fait. Et plus encore l’exclamation indignée d’Adalbert :

— Il faut retrouver Salima ! Il faut que je la retrouve à tout prix ! Aux mains de ce salopard, elle est en danger…

— Elle lui est officiellement promise, protesta Mme de Sommières. Et je viens de vous dire qu’il en est passionnément amoureux ! Elle ne court aucun risque !

— J’en suis moins sûr que vous ! Quelle sécurité peut-elle trouver auprès d’un homme qui n’hésite pas à tuer… ou à violer peut-être ? C’est une brute !

— Je la crois de taille à se défendre, hasarda Aldo. Au moins pendant un temps ! Les armes d’une femme ne sont pas les mêmes que les nôtres.

— Mais comprends donc qu’elle n’a plus personne ! On a tué son grand-père, on a tué celui qu’elle… aimait. (Le mot eut du mal à passer !) Sa mère est réduite à l’impuissance et malmenée ! Il ne lui reste que moi et je ne l’abandonnerai pas !

Aldo n’eut pas le temps d’exposer ce qu’il pensait de dispositions aussi chevaleresques. C’eût été peine perdue et il le savait. Mais l’un des employés vint lui dire qu’on le demandait au téléphone et il dut le suivre après s’être excusé.

Dans le hall, la cabine tendue de velours rouge se dissimulait derrière un bac contenant une variété de plantes. Au bout du fil, la voix d’Henri Lassalle se fit entendre, incontestablement anxieuse :

— Demandez à Adalbert d’oublier le mauvais tour que je lui ai joué et amenez-le-moi sans tarder !

— Pourquoi ?

— Béchir vient de mourir. Cet âne malfaisant de Keitoun va certainement l’appréhender ! Il faut faire vite. Je vous propose de sortir avec lui pour une petite promenade digestive d’après dîner en fumant une cigarette ! Une voiture vous attendra près du puits pour le prendre. Vous n’aurez plus qu’à crier à l’enlèvement ! J’espère que vous êtes bon comédien ?

— Là n’est pas la question. C’est lui qui va être difficile à convaincre.

— J’avais bien pensé aller le chercher moi-même, mais à cette heure et parmi les clients de l’hôtel c’eût été annoncer la couleur !

— Ça ne trompera personne ! Keitoun se rendra tout droit chez vous !

— Pas nous sachant brouillés, et il ne l’ignore pas. C’est une petite ville, ici. Pour l’amour du Ciel, dépêchez-vous !

Sa voix trahissait une réelle angoisse. Aldo ne s’y trompa pas. On pouvait décidément s’attendre à tout avec cet étrange bonhomme !

— Il ne va pas être évident de le décider ! Cela va prendre du temps !

— Alors faisons autrement ! Vous avez fini de dîner ?

— Oui. Nous allions sortir de table.

— Bien. Ne lui dites rien. Contentez-vous de l’inviter à fumer dehors en faisant quelques pas. Et vous, rejoignez la voiture !

— Autrement dit, un deuxième enlèvement bidon où je joue le rôle du gamin ? Ça ressemble à une histoire de fous.

— Exactement, mais je vous supplie d’accepter… pour lui ! Vous ne savez pas à quoi ressemblent les prisons égyptiennes ! Sous ses airs bonasses, Keitoun est le plus affreux salaud qu’une mère innocente ait mis au monde !

— C’est d’accord ! Je vous fais confiance. Veillez seulement à ne pas la tromper…

— Vous savez très bien que je ne lui ai jamais voulu de mal !

Aldo retourna vers les autres sans hâte excessive. Il les trouva sur la terrasse. Et visiblement Adalbert avait peine à tenir en place.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea Mme de Sommières.

— Rien… ou si peu ! Je vous le dirai plus tard, répondit-il en affichant un large sourire. Toi, tu es au bord de l’ébullition ? ajouta-t-il en se tournant vers Adalbert. On va aller se balader en fumant un cigare !

— Je peux vous accompagner ? proposa Marie-Angéline.

— Et Tante Amélie ? Vous voulez l’abandonner ?

— Oh, nous devons faire un bridge avec les Sargent !

Mais le léger froncement de sourcils d’Aldo avait mieux renseigné la marquise qu’un discours :

— Plan-Crépin ! Vous croyez vraiment qu’ils ont besoin de vous ? Je suis sûre qu’ils ont énormément à se dire. Alors fichez-leur la paix…

En sortant de l’hôtel, Adalbert alluma un cigare et allait traverser les jardins pour descendre vers le Nil quand Aldo lui prit le bras pour l’entraîner dans la direction opposée :

— Allons plutôt de ce côté ! Par ce clair de lune, il va y avoir foule sur le fleuve et nous avons à parler.

— Comme tu voudras… Il est certain que le coup d’éclat de Tante Amélie mérite qu’on lui consacre un peu de temps…

Les deux hommes remontèrent vers le haut d’Assouan au pas de promenade, sans rien dire d’abord, sensibles à la magie que développait la ville sous cette lumière qui l’habillait d’argent. L’arôme délicat des havanes s’accordait si merveilleusement avec le décor et l’ambiance qu’aucun d’eux n’avait envie de briser le silence dans lequel se fondait en s’éloignant la musique de l’hôtel.

À dire vrai, Aldo n’en menait pas large. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il était en train de tendre un piège à son ami et, même si c’était pour le sauver, il ne cessait de se demander s’il avait raison d’agir comme il le faisait… et si Adalbert le lui pardonnerait. Depuis que Salima était entrée dans sa vie, leur amitié semblait se fragiliser à vue d’œil…

Ils n’avaient pas échangé deux paroles quand on fut au vieux puits près duquel stationnait la limousine noire, tous feux éteints.

— Tiens ? s’étonna Adalbert. Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Il s’approcha pour voir s’il y avait quelqu’un dedans mais n’eut pas le loisir de poser deux fois la question : jaillissant du véhicule, Farid le coiffa d’un sac de jute en même temps qu’il le faisait basculer pour le fourrer à l’intérieur avec l’aide d’un autre serviteur – qui était son frère et quasiment sa copie conforme –, sans s’émouvoir de sa résistance et des injures qu’il émettait… Un spectacle pénible à supporter pour Aldo qui avait pensé un instant délivrer quelques encouragements mais jugea finalement préférable de se taire : Adalbert penserait qu’il avait subi le même sort ! Au moins jusqu’à son arrivée chez Lassalle…

Farid s’approcha de lui sans doute pour lui parler mais il lui fit signe de s’abstenir et désigna son menton. L’immense Nubien comprit, un sourire éclatant découvrit ses longues dents blanches… et il appliqua à Morosini un magistral direct du droit qui l’envoya dans la poussière plus qu’à moitié groggy.

La voiture démarra et disparut en direction de la maison des Palmes. Aldo tâta avec précaution sa mâchoire douloureuse qu’il fit aller et venir pour s’assurer qu’elle fonctionnait. Farid avait tapé comme un sourd et il n’en demandait pas tant !