— Ce n'est rien, ma chérie. C'est peut-être de bonheur...
— De bonheur...
— Mais oui... peut-être. Ton oncle va te dire.
Mathieu avait quitté son fauteuil et s'était mis à marcher de long en large dans la pièce qui tenait presque toute la longueur de la maison et toute sa largeur. Son pas était plus lourd que d'habitude et il mit un moment à se décider. Finalement, il s'arrêta devant sa nièce et dit :
— Tu te souviens des étoffes que j'ai reçues hier d'Italie et que tu admirais tant ? Ce brocart rose...
— Oui, fit Catherine. La commande de messire Garin de Brazey ?
— Justement. Si tu en as toujours envie, ils sont pour toi.
— Pour moi ?
L'oncle Mathieu était-il subitement devenu fou ? Pour quelle raison un homme important comme Garin de Brazey offrirait-il à la nièce d'un fournisseur un semblable présent ? Le regard de Catherine alla de sa mère à son oncle en faisant une rapide incursion dans les profondeurs de la chambre afin de s'assurer que tout cela n'était pas un songe. Tous deux guettaient une réaction sur le visage de la jeune fille.
— Mais... pourquoi ? demanda encore Catherine.
Mathieu se détourna et alla jusqu'à la fenêtre,
regarda dehors, arracha une feuille au pot de basilic posé sur cette fenêtre et revint vers sa nièce.
— Parce que messire Garin nous fait l'honneur de te demander pour épouse. Hier, je suis allé le voir et il m'a tout au long exposé son projet... contre lequel je n'ai rien à redire. Je le répète, c'est un très grand honneur, un peu inattendu, mais un grand honneur tout de même.
— Allons ! coupa Jacquette. N'influence pas cette enfant !
Je ne l'influence pas, fit Mathieu avec impatience. Je ne suis pas bien sûr moi-même de désirer ce mariage qui m'inquiète. Je dis ce qui est, voilà tout. Qu'en penses-tu petite ?
La jeune fille restait muette. C'est qu'aussi la surprise était de taille.
Il semblait que, depuis la veille, l'argentier eût décidé d'envahir son existence. Mais elle aimait trop connaître le fond des choses pour ne pas poser d'autres questions.
— Pour quelle raison messire Garin désire-t-il m'épouser ?
— Il t'aime apparemment, fit Mathieu en haussant les épaules. Cela n'a vraiment rien d'étonnant. Il m'a dit qu'il n'avait jamais vu plus belle jeune fille et j'en sais plus d'un qui est de cet avis. Que dois-je répondre ?
Une fois de plus, Jacquette s'interposa.
— Tu vas trop vite, Mathieu ! Tout ceci est surprenant, inattendu pour cette petite. Il faut lui laisser le temps de se faire à cette idée...
S'y faire ? Ah, certes, il fallait que Catherine s'y fît. Sur le fidèle miroir de sa mémoire, elle voyait se lever l'image un peu inquiétante de Garin de Brazey, son visage froid, cet œil unique et cette allure imposante, glaçante même. Il avait l'air d'un personnage de tapisserie animé soudainement par magie. On n'épouse pas un personnage de tapisserie.
— J'apprécie l'honneur qui m'est fait, dit-elle sans hésiter, mais vous voudrez bien dire à messire de Brazey que je n'ai pas envie de me marier. Je ne l'aime pas, comprenez-vous... mais, cela, c'est tout à fait inutile de le lui dire.
— Tu refuses ?
Mathieu était abasourdi. Il s'attendait à de l'étonnement, à une profonde stupeur et même à un certain émerveillement. La demande en mariage d'un personnage si riche et si puissant pouvait accabler une jeune fille timide sous le poids de l'honneur et de la joie. Mais que cette demande pût être repoussée aussi nettement, et sans autre examen, avait de quoi renverser un monde. Catherine, assise maintenant auprès de sa mère dont elle avait pris la main n'avait l'air ni accablée ni autrement émue. Son beau regard pur était demeuré très calme, très lucide. Sa voix aussi était paisible en répliquant doucement
: — Naturellement, je refuse ! J'ai, jusqu'ici, refusé tous les autres partis que vous m'avez offerts parce que je ne les aimais pas. Je n'aime pas davantage messire de Brazey. Donc, je refuse de l'épouser...
Cette logique sans défaut ne parut pas séduire Mathieu qui se rembrunit. Le gros pli creusé entre ses sourcils se fit encore plus profond. 11 hésita un moment, puis ajouta :
— As-tu songé que tu serais la plus riche dame de Dijon, la mieux parée ? Tu régnerais sur une superbe maison, tu aurais en quantité ces toilettes dont tu rêves, des bijoux de reine, des servantes, tu irais à la Cour...
— ... et, coupa Catherine, je dormirais toutes les nuits auprès d'un homme que je n'aime pas. Non, mon oncle. N'insistez pas, c'est non.
— Malheureusement, fit Mathieu sans regarder sa nièce, tu n'as pas la possibilité de refuser. Tu dois épouser Garin de Brazey. C'est un ordre !
Le mot fit perdre à Catherine son beau calme. Elle sauta sur ses pieds, fit face à Mathieu, brillante d'une colère qui rougissait ses joues et faisait flamber ses yeux.
— Un ordre ? Vraiment ? Et de qui ?
— De Monseigneur le Duc. Tiens, lis !...
Et, d'un coffret posé sur la table, Mathieu Gautherin sortit un grand parchemin aux armes ducales qu'il tendit à la jeune fille :
— Garin de Brazey me l'a remis en même temps que sa demande solennelle. Avant l'hiver tu seras la dame de Brazey...
Catherine passa toute la journée enfermée dans sa chambre. Nul ne vint l'y déranger car l'oncle Mathieu, épouvanté par le déchaînement de fureur qui avait suivi, chez la jeune fille, l'annonce de l'ordre ducal, avait jugé bon d'ordonner qu'on la laissât tranquille. Même Sara avait disparu pour ce lieu mystérieux où elle se rendait de temps à autre sans donner d'explications. Assise sur son lit, ses mains nouées reposant entre ses genoux au creux de sa jupe, Catherine réfléchissait avec Gédéon pour seul témoin. Mais sentant peut-être instinctivement que sa maîtresse traversait une crise, le perroquet se taisait. Le cou rentré, les yeux mi-clos sur son perchoir, l'animal semblait dormir et faisait sur le mur nu de la chambre une grosse tache chatoyante.
La colère de tout à l'heure s'était un peu calmée mais la révolte grondait toujours au cœur de la jeune fille. Elle avait cru que le duc lui voulait du bien et tout ce qu'il trouvait à faire pour elle c'était cet ordre bizarre, incompréhensible : épouser Garin de Brazey, un homme que non seulement elle n'aimait pas, mais qu'elle connaissait à peine. Rien que le procédé employé la révoltait. Philippe la considérait-il comme son propre bien dont il pouvait décider du sort à son gré alors qu'elle n'était même pas de son duché ? C'était cela qu'elle avait répondu à Mathieu : « Je ne suis pas sujette de Monseigneur Philippe. Je n'ai pas à lui obéir. Je n'obéirai pas ! »
— Ce sera alors, pour nous tous, la ruine, la prison... pire peut-être. Je suis, moi, sujet du duc et fidèle sujet. Tu es ma nièce et tu vis sous mon toit. Tu lui es donc vassale, que tu le veuilles ou non...
Il n'y avait rien à répondre à cela. Catherine, outrée de fureur, le sentait bien, mais elle ne pouvait se résoudre à se laisser livrer ainsi au bon plaisir de l'argentier, elle qui, jusque-là, avait si bien su se garder des hommes et s'était juré de continuer. Il y avait eu Arnaud, bien sûr, et l'expérience à la fois cruelle et douce vécue entre ses mains mais puisque ce bonheur-là devait lui demeurer à jamais interdit Catherine, sur la route de Flandres, s'était fait la promesse de n'être à nul autre qu'à cet homme brutal et tendre qui s'était emparé de son cœur et avait bien failli, si vite, asservir son corps.
Dans le cerveau enfiévré de la jeune fille d'autres images d'hommes se succédaient : Garin et le tragique bandeau noir de son œil, le jeune capitaine de Roussay, si follement épris et qui peut-être, pour l'amour d'elle, pourrait commettre une folie. Un instant, Catherine envisagea de se faire enlever par le jeune homme. Jacques, elle en était sûre, ne se le ferait pas répéter, même au risque de la colère du duc Philippe et c'était là un moyen infaillible d'échapper à Brazey. Mais au pouvoir de Roussay, elle ne pourrait moins faire que le payer de sa peine et lui accorder ce dont il desséchait de désir. Or, Catherine n'avait pas plus envie d'appartenir à Jacques de Roussay qu'à Brazey. C'était toujours subir l'amour d'un homme qui n'était pas Arnaud.