L'homme reculait dans l'ombre de la Halle, cherchant visiblement à s'esquiver mais la foule le coinçait. D'ailleurs, les assistants amusés prenaient parti, qui pour le pelletier, qui pour la jeune fille.

— Bah, fit un épicier aussi large que haut, si on ne peut plus pincer la taille d'une fille dans la foule sans déchaîner un scandale...

Une jeune femme au frais visage rond mais à l'œil impérieux s'était penchée pour le regarder sous le nez.

— J'aimerais bien voir qu'on essayât de me pincer la taille, s'écria-t-elle. La jeune personne a bien fait et je sais, moi, que j'arracherais les yeux à qui voudrait m'en faire autant.

Arracher les yeux du pelletier, c'était apparemment ce qu'essayait de faire Catherine que son oncle n'arrivait plus à maintenir. À l'angle des Halles, cela fit bientôt une belle bagarre qui détourna l'attention de la foule, mais aucun des belligérants ne s'aperçut que le cortège lui-même s'était arrêté. Une voix froide domina soudain le tumulte.

— Gardes !... Saisissez-vous de ces gens qui troublent la procession !

C'était le duc lui-même. Arrêté au coin des Halles, rigide dans son vêtement de fer, il attendait. Immédiatement quatre archers de sa garde personnelle fendirent la foule. Catherine fut séparée de sa victime qui se défendait de son mieux, saisie par deux archers malgré les prières de Mathieu affolé, et traînée jusque devant le cheval de Philippe de Bourgogne.

Sa colère n'était pas calmée. Elle se débattait comme un démon et quand enfin on parvint à l'immobiliser, ses cheveux dorés ruisselaient sur ses épaules. L'une d'elles montrait sa rondeur fraîche par le col arraché de la robe bleue. Elle leva sur le duc un regard étincelant et farouche qui croisa celui de Philippe comme une épée une autre épée.

Un bref instant ils se regardèrent, comme se jaugent deux duellistes, lui si grand et si fier sur son cheval, elle dressée comme un petit coq de combat, refusant de baisser les yeux. Autour d'eux un silence angoissé s'était fait, seulement troublé par les sanglots du pauvre Mathieu épouvanté.

— Que s'est-il passé ? demanda le duc sèchement.

Ce fut l'un des archers agrippés au pelletier gantois plus mort que vif qui répondit :

— Ce bonhomme a profité de la presse pour essayer de lutiner un peu la fille, Monseigneur. Elle lui a sauté à la figure.

Le regard gris de Philippe n'effleura qu'à peine le visage décomposé du bourgeois, avec un dédain glacial, revint à Catherine qui, la lèvre méprisante, n'avait pas dit mot. Sûre de son bon droit, elle était trop fière pour se disculper ainsi devant tous, encore plus pour implorer.

Elle attendait seulement. La voix froide de Philippe retentit :

— Troubler une procession est une faute grave. Emmenez-les. Je m'occuperai de ceci plus tard.

Un instant, penché vers son capitaine des Gardes, Jacques de Roussay, il lui parla tout bas puis, détournant son cheval, il reprit sa place dans le cortège. La procession poursuivit sa route au milieu des chants sacrés et des nuages d'encens.

Force fut au capitaine de Roussay d'attendre la fin du cortège, composé d'une suite de tableaux vivants évoquant des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testaments, pour emmener ses prisonniers.

L'ordre lui avait été donné de les conduire au Palais et, pour cela, il fallait traverser la place. Pendant ce temps, Mathieu Gautherin s'arrachait les cheveux et sanglotait, effondré sur sa borne, tandis que la jeune bourgeoise qui avait pris fait et cause pour Catherine essayait de le consoler. Il avait voulu parler à sa nièce, mais les archers l'en avaient empêché. Il imaginait avec terreur la succession de catastrophes qui allait suivre. Sans doute l'imprudente serait-elle jetée au cachot, puis jugée, peut-être pendue ou même brûlée comme sacrilège ? Et lui, on détruirait sa maison, on le jetterait hors de la ville et il devrait errer sur les routes avec sa famille, mendiant son pain, toujours chassé, toujours errant jusqu'à ce que le Seigneur Dieu le prît en pitié et le rappelât à lui...

Catherine, enfin calmée, conservait au contraire un calme glacial.

Les archers lui avaient lié les mains et elle se tenait là très droite, dans sa robe déchirée qui montrait sa gorge, dans le ruissellement de ses cheveux, dédaigneuse des appréciations mi-flatteuses, mi-grivoises, voire franchement obscènes que sa beauté suscitait. Elle était consciente de tous ces regards attachés sur elle. Même, elle trouvait amusant, en son for intérieur, de voir le capitaine des archers détourner les yeux en rougissant quand, par hasard, elle posait son regard sur lui. Roussay était jeune, et visiblement l'aspect de la prisonnière le troublait plus que de raison.

Quand la dernière allégorie pieuse, un Daniel bedonnant au milieu de fauves très fantaisistes, fut passée, il fit écarter la foule et emmena ses prisonniers d'un bon pas. La place fut traversée presque en courant.

Le pauvre Mathieu, toujours pleurant, suivait de son mieux, le chaperon de travers, son gros visage tout fripé offrant une ressemblance irrésistible avec celui d'un poupon désolé.

Mais, parvenu à l'entrée du Palais gouvernemental, le pauvre homme vit les lances des gardes se croiser devant sa poitrine et force lui fut de renoncer à suivre le destin de sa nièce. Le cœur navré, il s'en alla s'asseoir sur une autre borne et se mit à pleurer comme une fontaine, à peu près certain de ne plus revoir Catherine que sur le chemin de l'échafaud.

À sa grande surprise, à peine entrée sous la voûte du palais, Catherine avait constaté qu'on la séparait de son adversaire. Les gardes du pelletier prirent à gauche dans la cour tandis que Roussay dirigeait en personne sa prisonnière vers le grand escalier.

— Est-ce que vous ne me conduisez pas aux prisons ? demanda la jeune fille.

Le capitaine ne répondit pas. Le regard fixe, le visage morne sous la visière relevée de son casque, il allait son chemin à la manière d'un automate bien réglé. Catherine ne pouvait deviner que, s'il refusait aussi obstinément de la regarder ou même de lui répondre, c'était uniquement parce qu'il sentait le cœur lui manquer dès que ses yeux se posaient sur ce trop joli visage. C'était bien la première fois que Jacques de Roussay détestait sa consigne.

Au bout de l'escalier il y eut une galerie, puis une porte, donnant sur une grande salle somptueusement meublée, puis une autre salle, plus petite et toute tendue de belles tapisseries à personnages. Dans ces tapisseries, une porte se découpa, poussée comme par magie sous la main du Capitaine.

— Entrez, fit-il brièvement.

Catherine, éberluée, s'aperçut seulement à cet instant que seul le Capitaine lui servait d'escorte et que les soldats avaient disparu comme par enchantement. Sur le seuil, Roussay trancha les liens de sa prisonnière d'un coup de dague puis la poussa à l'intérieur.

La porte retomba sur elle sans faire le moindre bruit et, quand Catherine se retourna pour voir si son geôlier était toujours là, elle n'en crut pas ses yeux : la porte avait disparu, elle aussi, dans le dessin des murs.

Avec un soupir résigné, la jeune fille se mit à examiner sa prison.

C'était une chambre de dimensions réduites mais d'une rare splendeur.

Les murs, tendus de drap d'or donnaient toute son importance à un grand lit vêtu de velours noir. Aucun écu ne se montrait au-dessus du chevet, mais des griffons d'or pur aux yeux d'émeraudes et des cordelières d'or maintenaient relevées les courtines sombres. Près de la cheminée haute et blanche, un dressoir d'ébène supportait quelques pièces d'orfèvrerie qui ne semblaient être là que pour servir d'escorte à une grande coupe de cristal étincelant dont le pied et le couvercle étaient d'or serti de grosses perles rondes. Entre les deux étroites fenêtres lancéolées, un grand coffre d'ébène portait une vasque d'or émaillé dans laquelle s'épanouissait une énorme brassée de roses couleur de sang.