Elle y trouva Loyse qui, en chemise, blanche d'effroi, tenta de l'arrêter. La maison semblait pleine de monde. L'atelier grand ouvert, des hommes éventraient déjà les armoires, se battant pour les aiguières, les bassins d'orfèvrerie. Laissant Loyse plaquée contre un mur, pétrifiée de terreur, Catherine bondit dehors.

Là, Michel se défendait encore au milieu d'un cercle infernal. Une foule hurlante bloquait la maison et le pont tout entier. Il y avait des lumières à toutes les fenêtres. L'étroite ruelle était éclairée comme en plein jour. Avec horreur Catherine regarda toutes ces faces grimaçantes, ces bouches tordues par la haine, ces poings tendus, ces armes brandies dont les fers brillaient sinistrement. Tout cela convergeait vers le prisonnier. Enchaîné, il baissait la tête pour protéger autant qu'il le pouvait son visage des coups. Du sang coulait de sa joue, de sa lèvre fendue. D'affreuses femmes, brandissant des quenouilles, essayaient de lui crever les yeux.

Echappant à Loyse qui essayait de l'enfermer entre ses bras, Catherine plongea dans la foule, au risque de se faire écharper. Mais aucune force humaine n'aurait pu la retenir. Elle hurlait, elle sanglotait, elle suppliait que l'on fît grâce tout en essayant, des griffes et des dents, de se frayer un chemin jusqu'à son ami. Quelque chose de chaud coula sur sa joue, suivant une douleur vive. C'était du sang mais elle n'y prêta pas attention. Elle était au milieu de l'enfer, fragile forme enfantine jetée à des fauves.

— Michel ! criait-elle, Michel !... Attends ! Je viens !

Si grande était sa volonté de réussir qu'elle gagnait du terrain, pouce par pouce. C'était une épuisante bataille, le combat démentiel et démesuré du passereau contre les vautours, mais l'enfant désespérée allait toujours, soutenue par un miracle de courage et d'amour. Puisque ces brutes allaient tuer Michel, qu'ils la tuent elle aussi et qu'ils s'en aillent ensemble chez Madame la Vierge et Monseigneur Jésus.

Michel cependant succombait sous les coups. Il titubait, tenu encore debout par un prodigieux instinct de conservation. Sourd, aveuglé par le sang inondant son visage, il tomba sur les genoux. Son corps déjà n'était plus qu'une plaie saignante. Catherine l'entendit gémir.

— Mon Dieu !... faites-moi miséricorde !

Une insulte ignoble lui répondit. À bout de forces, il se laissa glisser à terre. Cette fois c'était fini. Catherine le sentit à la nouvelle poussée de la foule qui se jetait à la curée. Une voix cria :

— Voilà Caboche !... Place, place .

Catherine, qui avait enfoui son visage meurtri dans ses mains pour ne plus voir, releva la tête. C'était bien l'écorcheur ! Il fendait la foule de ses épaules puissantes, semblable à un navire de haut bord dans la tempête. Derrière lui venaient le cousin Legoix et la longue figure pâle de Pierre Cauchon. Pour lui livrer passage, la foule s'écarta, dégageant le corps de Michel qui apparut, pitoyable, recroquevillé sur lui- même. Avec un sanglot, Catherine courut à lui, profitant du jour ouvert, tomba à genoux et releva doucement la tête blonde poissée de sang. Le visage n'était plus qu'une abominable bouillie, méconnaissable : le nez écrasé, la bouche déchirée, tuméfiée sur les dents brisées, un œil crevé. Il gémissait doucement déjà à moitié mort.

— Vous l'avez retrouvé, fit, au-dessus d'elle, la voix de Caboche.

Où était-il ?

— Dans la cave à Gaucher Legoix. On se doutait bien qu'il était de leur bord, fit quelqu'un. On va flamber sa baraque !

— Et tout le pont avec ! trancha sèchement Caboche. C'est moi qui déciderai de ce qu'on fera.

A sa grande surprise, Catherine sentit un frisson parcourir le corps déchiré qu'elle tenait embrassé. Michel murmura péniblement :

— Je me suis caché... chez eux. Ces gens ignoraient... ma présence.

— Ce n'est pas vrai, hurla Catherine. C'est moi qui...

Une main vigoureuse s'appliqua sur sa bouche et elle se sentit enlevée de terre. Elle se retrouva contre Caboche qui, d'un seul bras, la serrait sur sa poitrine.

— Tais-toi ! souffla-t-il dans le tumulte des cris, sinon je ne pourrai sauver aucun de vous... si même j'y arrive !

À demi étouffée par les énormes muscles de l'écorcheur, l'adolescente cessa de crier mais supplia à voix basse tandis que ses larmes venaient mouiller la main velue qui la tenait.

— Sauvez-le, je vous en supplie ! Je vous aimerai bien !...

— Je ne peux pas. Et puis, il est trop tard. Seule la mort sera une miséricorde dans l'état où il est...

Avec horreur, Catherine le vit allonger un coup de pied au corps sanglant tandis qu'il criait :

On l'a retrouvé, c'est le principal ! Finissons- en un peu vite ! Viens ici Guillaume Legoix. Montre- nous que tu es toujours un bon boucher malgré ta fortune. Achève-nous cette charogne !

Le cousin Guillaume s'avança. Il était très rouge lui aussi et il y avait du sang sur sa belle robe de velours brun. Malgré ses vêtements coûteux, il était redevenu un écorcheur comme les autres. Cela se lisait à la joie cruelle de son regard devant le sang répandu, dans le sourire de ses grosses lèvres humides. Il brandissait un tranchoir de boucher qui avait déjà servi.

Caboche sentit se raidir le corps de Catherine dans son bras. Il sentit qu'elle allait crier, la bâillonna de sa main libre tandis qu'il se penchait vers Guillaume et chuchotait vivement :

— Fais vite. Achève-le proprement... à cause de la gamine.

Guillaume hocha la tête, se baissa vers Michel. La main de Caboche remonta miséricordieusement de la bouche de Catherine à ses yeux qu'elle masqua. L'enfant ne vit plus rien mais elle entendit un râle sourd, suivi d'un affreux gargouillis. La foule hurla de joie. En se tordant comme une anguille, elle parvint à se glisser des bras de Caboche, tomba sur les genoux. Ses yeux s'agrandirent d'horreur et elle porta ses deux mains à sa bouche.

Devant elle, dans une mare de sang où trempaient ses genoux, le corps décapité de Michel gisait, achevant de se vider du flux vital qui jaillissait à gros bouillons du cou tranché. Un peu plus loin, un homme portant le hoqueton vert des archers de Bourgogne plantait tranquillement la tête sur un fer de lance.

La vie se retira peu à peu du corps épuisé de l'adolescente. En un instant tout en elle fut glacé, ses mains, ses pieds. Mais un cri se mit à sortir de sa gorge, un cri atroce, aigu, qui montait vers un paroxysme insoutenable où il se fixait maintenant, lancinant.

— Fais-la taire ! cria Legoix à Caboche. On dirait un chien qui hurle à la mort !

Caboche se pencha, voulut relever Catherine mais il l'enleva de terre sans qu'elle quittât sa position recroquevillée. Tout son corps était raidi dans un spasme d'horreur, ses yeux étaient fixes, ses dents claquaient mais le cri inhumain montait toujours. D'une main nerveuse, l'émeutier voulut lui fermer la bouche. Elle tourna alors vers lui des yeux sans vie qui ne reconnaissaient rien. Le cri cessa brusquement mais fit place à un petit halètement de bête aux abois. Le visage convulsé de la petite était devenu gris comme la pierre. Une convulsion la tordit dans les bras de Caboche. Tout son corps était parcouru d'atroces douleurs, comme si mille couteaux à la fois la déchiraient. Devant ses yeux, il n'y avait plus qu'un brouillard rouge et dans ses oreilles une énorme clameur qui faisait éclater sa tête. Une fulgurante douleur à la nuque lui arracha encore un cri, faible celui-là.

Et, soudain, elle s'amollit dans les bras qui la soutenaient toujours. La voix de Caboche qui appelait « Loyse !... Loyse !... » lui parvint comme venue des profondeurs de la terre.

Ensuite, il n'y eut plus rien qu'un trou noir, vertigineux, au fond duquel Catherine se sentit tomber comme une pierre...

De longs jours, dont Catherine ne vit ni l'aube, ni le crépuscule, ni le passage de la nuit succédant à celui du jour, s'écoulèrent. Elle oscillait entre la vie et la mort, brûlée par une fièvre cérébrale qui la retranchait déjà du nombre des vivants. Elle ne souffrait pas vraiment mais son âme était absente de son corps et menait entre les fantômes de la peur et du désespoir un épuisant combat. Du fond de l'abîme où elle se débattait, elle revoyait continuellement l'affreuse scène de la mort de Michel, les faces grimaçantes des bourreaux menant autour du corps une sarabande fantastique. Et quand, parfois, la lumière paraissait revenir avec l'apaisement, d'étranges visages inconnus, hideux souvent, se présentaient que, de toutes ses faibles forces, l'adolescente repoussait.