En effet et, pour ne vous rien cacher, je regrette fort de ne pouvoir vous conduire à sa Cour. Vous en feriez votre esclave. J'espère que vous pardonnerez une phrase si brutale chez un moine. Le roi est faible, c'est un fait, mais auprès de lui veille un ange. Le pouvoir, la sagesse sont aux mains d'une femme, sa belle-mère, une très grande et très noble dame : Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Jérusalem, comtesse d'Anjou et comtesse de Provence, la plus haute et la plus vaillante princesse de ce temps. C'est elle que je sers plus particulièrement et elle m'honore de sa confiance. Je puis vous affirmer que sa mémoire est fidèle, sa tête solide, son génie politique extrême... et qu'il fait bon la servir.

— Alors...

La phrase commencée, Catherine s'arrêta. Une idée venait de germer dans sa tête, soudaine et brillante comme une étincelle et si séduisante qu'elle en sourit inconsciemment. Frère Etienne, impatient, se penchait vers elle :

— Alors ?

— Si je demandais, dès avant de servir, une grâce, votre reine l'accorderait-elle ?

— Pourquoi non, si la chose est possible et raisonnable ? Yolande n'a point une âme de marchande. Elle est généreuse. Demandez toujours.

— A la bataille de Cravant, plusieurs seigneurs ont été pris par le comte de Suffolk. Certains sont... de mes amis. Que le roi paie rançon pour Arnaud de Montsalvy et Jean de Xaintrailles, qu'ils soient rendus à la liberté... et vous pourrez user de moi à votre gré. Odette ne vous a pas menti : je tiens la cause royale pour juste et digne d'être défendue.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du moine. Il se leva, s'inclina profondément.

Grâces vous soient rendues, Madame ! Ce soir même, je partirai pour Bourges, je verrai la reine et délivrerai votre message. Ou je me trompe fort ou vous aurez satisfaction. Il se trouve que Sa Majesté prise beaucoup la bravoure et la loyauté de ces deux capitaines. J'espère vous apporter bientôt une bonne nouvelle...

— Vous me la rapporterez à Saint-Jean-de-Losne où je vais me rendre pour voir mon amie. En attendant, vous êtes mon hôte jusqu'à ce soir. Allons dîner, voulez-vous ? Nous avons encore bien des choses à nous dire...

Tendant la main à son nouvel ami, Catherine l'entraîna vers la salle à manger où le repas de midi allait être servi.

Le soir même, frère Étienne quitta Dijon. Le lendemain, Catherine en faisait autant pour se rendre à Saint-Jean-de-Losne auprès d'Odette. La duchesse Marguerite lui avait gracieusement accordé quelques jours de vacances. Ce petit voyage de sept ou huit lieues enchantait la jeune femme comme une escapade. Laissant l'hôtel de la rue de la Parcheminerie à la garde du majordome Tiercelin, et aussi d'Abou- al-Khayr, elle partit le matin, à cheval, escortée seulement de Perrine et de deux serviteurs chargés de veiller sur les bagages. Il faisait un temps radieux. Le soleil chauffait les vastes étendues de blé prêt pour la récolte et, au souvenir de la désolation champenoise, Catherine trouvait merveilleuse cette plaine un peu morne, coupée de bois, qui menait à la Saône.

Catherine trouva Odette à la rivière. L'ancienne favorite surveillait ellemême ses servantes occupées à la lessive. Vêtue d'une robe de toile aux manches retroussées, le cou et la gorge libres, ses cheveux blonds noués lâchement par un ruban du même bleu que sa robe, Odette avait l'air d'une jeune fille, malgré ses trente ans passés. Cela tenait à la minceur de sa taille, à la vivacité de ses mouvements et à la grâce de son sourire.

Les deux jeunes femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent chaleureusement.

— Quelle merveilleuse surprise ! répétait Odette sans se lasser... Comme c'est gentil à vous de venir dans mon ermitage.

— J'y songeais depuis que votre mère m'avait dit la maladie de votre fille. Mais j'ai eu hier une visite qui m'a décidée tout à fait à venir vous déranger. Un autre ermite, tout justement.

Odette jeta un rapide coup d'œil autour d'elle et fit signe à Catherine de se taire. Puis, passant son bras sous celui de son amie, elle l'entraîna sur le chemin de sa demeure, après avoir ordonné aux servantes de continuer sans elle. Les deux jeunes femmes franchirent une poterne ouverte dans la muraille et remontèrent une courte ruelle au bout de laquelle se trouvait une porte ogivale surmontée d'un écusson, seule ouverture d'une haute tour.

— Je crains que vous ne trouviez ma maison bien austère, soupira Catherine. J'habite le châtel du capitaine de la ville qui a pris logement ailleurs, dans la grande rue. C'est froid, austère et pas très gai, mais en été, c'est acceptable.

Les vacances de Catherine commençaient joyeusement. Odette et ellemême avaient une foule de choses à se dire, Catherine surtout, car la belle recluse de Saint-Jean-de-Losne brûlait de connaître tous les détails des fêtes auxquelles son amie avait assisté. Catherine se mit en devoir d'apaiser sa fringale. Il était minuit qu'elle parlait encore...

Le lendemain, ce fut à Odette de se raconter, plus complètement qu'elle ne l'avait fait jusque-là. Odette parla du roi Charles et de son entourage qu'elle connaissait si bien. De son côté, Catherine osa parler d'Arnaud. Odette avait souvent vu le jeune homme à la Cour, dans l'entourage du duc d'Orléans.

Tu auras du mal à le faire revenir sur ses pré ventions, fit-elle à son amie. Il est entier, absolu en tout et d'un orgueil infernal. Il hait de bon cœur tout ce qui est bourguignon et si vraiment tu veux son amour, .il te faudra tout quitter : mari, faveurs, fortune...

Les deux jeunes femmes avaient, en effet, décidé d'abolir le vouvoiement entre elles. Leur amitié refusait de s'encombrer plus longtemps de protocole.

— Selon toi, soupira Catherine, je ferais mieux de renoncer à lui ? Mais c'est impossible. On ne renonce pas à laisser battre librement son cœur.

— Je ne dis pas que tu devrais renoncer. Je dis que tu auras du mal, qu'il te faudra du temps... et une angélique patience. Mais je t'en crois capable. Et puis... tu es si belle, si belle qu'il aura bien de la peine à t'échapper, si difficile soit-il...

Tout en parlant, Odette regardait Catherine, tout juste sortie de l'eau, tordre ses cheveux trempés et s'enrouler dans un grand drap blanc. Il faisait si chaud que les deux amies étaient descendues au fleuve pour s'y baigner.

Sous les murs mêmes de la ville, la Saône formait une petite crique, si bien abritée par la muraille que l'on pouvait s'y baigner sans être vu par qui que ce soit, sauf de la rive d'en face. Odette et Catherine avaient nagé un long moment dans l'eau, claire et transparente à cet endroit. Puis elles étaient sorties sous la protection des herbes et des roseaux, si hauts qu'ils cachaient leur corps presque jusqu'à la hauteur du cou. Odette, déjà drapée dans une pièce d'étoffe, s'était assise sur le sable pour peigner ses cheveux, tandis que Catherine se séchait.

— Est-ce que..., demanda Catherine avec une soudaine timidité, est-ce que messire de Montsalvy a beaucoup de succès auprès des femmes ?

Odette se mit à rire de bon cœur, tant du ton timide de son amie que de la naïveté de la question.

— Beaucoup de succès ? Le terme est faible, ma mie. Tu veux dire qu'il n'y a guère de femme ou de jeune fille qui ne se soit toquée de lui. Il suffit de le regarder, d'ailleurs. Je ne crois pas qu'il existe un homme plus séduisant dans toute l'Europe. Il moissonne les cœurs aussi aisément que la faux du paysan les épis de blé.

— Alors, fit Catherine, en s'efforçant d'avoir l'air détaché, je suppose qu'il a de nombreuses maîtresses...

Un brin d'herbe entre les dents, Odette s'amusait de lire la jalousie mal cachée sur le visage mobile de Catherine. Elle rit à nouveau, attira la jeune femme auprès d'elle pour la forcer à s'asseoir.

— Que tu es sotte ! Bien sûr, Arnaud de Montsalvy n'est pas vierge, et de loin. Mais il prend les femmes comme il boit un verre de vin, quand il en a envie. Et, l'envie passée, il ne s'en soucie pas plus que du gobelet vide reposé sur la table. Je ne sais pas s'il existe une femme au monde qui puisse se vanter d'avoir eu de lui autre chose qu'une nuit. Et j'en connais plus d'une qui a pleuré et pleure encore. Il ne s'attache jamais. Je crois qu'il méprise les femmes en bloc, hormis une seule : sa mère pour laquelle il professe une profonde et tendre admiration. Maintenant, si tu veux savoir toute ma pensée, je crois que, si une femme a une chance d'attacher enfin ce cœur insaisissable, cette femme-là n'est pas loin de moi. La difficulté sera seulement de l'obliger à en convenir... mais l'aide que tu apporteras à Yolande d'Aragon peut te servir auprès de lui. La reine de Sicile est honorée, à défaut d'amour, du profond respect et du dévouement de messire Arnaud...