Le jeune homme contempla un instant le corps sanglant avec une moue pessimiste et hocha la tête tandis que son regard glissait, empli de pitié, sur la femme qui sanglotait auprès de lui, presque prosternée dans la poussière.

— Il faudrait un prêtre, murmura-t-il. Mais en reste- t-il seulement un seul dans ce pays de malheur ?

— Il y a un moutier, pas loin d'ici, grogna le Damoiseau qui s'approchait. Mais avant qu'on ait pu en tirer l'un des rats tremblants qui s'y terrent, Montsalvy aura trépassé ! Tout ce qu'on peut faire, c'est le porter dans l'église. Il pourra au moins mourir sur les marches de l'autel... Holà ! Quatre hommes, un brancard, n'importe quoi !

Mourir ! Trépassé ! Les mots comme autant de coups de couteau percèrent le néant de souffrance où Catherine s'ensevelissait. Elle réagit, relevant brusquement un visage qui n'était plus qu'un masque douloureux, s'accrochant à Gauthier qui essayait de la relever.

— Je ne veux pas qu'il meure ! Je ne veux pas ! Ce n'est pas possible... Cela ne peut pas finir là, nous deux, dans la colère et dans l'horreur. Dieu ne peut pas me faire ça !... Il est à moi !... A moi toute seule ! J'ai usé ma vie pour lui, pour son amour. On n'a pas le droit...

Sauve-le ! Je t'en supplie... sauve-le ! C'est moi qui suis en train de mourir.

Gauthier, incrédule, la regardait. Jamais encore il n'avait vu désespoir aussi nu, aussi déchirant. Il savait bien peu de choses de la vie de ces deux êtres, sinon que cet homme qui agonisait là avait fait endurer à cette femme tout ce qu'il était possible d'endurer sur cette terre et, dans les dernières heures, plus encore que jamais.

Pourtant, elle semblait avoir tout oublié : l'impitoyable mépris, les injures, la cruauté. Elle était là, à ses genoux à lui, Gauthier, convulsée de douleur et prête à blasphémer dans le paroxysme de son affolement. Était-ce donc cela l'amour, cette torture, cette folie, cette fièvre ?

— Dame, murmura-t-il en se penchant vers elle, l'aimez-vous donc encore après... ce qu'il vous a fait ?

Elle le regarda d'un air égaré, comme s'il parlait une langue inconnue.

— L'aimer ?... Je ne sais pas... mais je sais que mon corps est brisé, que mon épaule brûlé... que ma tête est en enfer... qu'il n'est pas une fibre de moi qui ne saigne... Je sais que je meurs.

Elle était livide et son souffle était si court que le jeune homme crut qu'en effet elle allait mourir là, à ses pieds, à la minute même où celui qu'elle aimait au-delà de toute raison, au-delà du possible, aurait cessé de vivre.

Au moyen de deux longs écus, les soldats avaient improvisé une civière sur laquelle ils plaçaient le corps inerte. Déjà ils l'emportaient.

Avec un cri de bête blessée, Catherine, oubliant de se relever, se traînant sur les genoux, voulut se lancer à sa suite.

— Arnaud ! Attends-moi...

Furieux tout à coup, Gauthier la prit sous les bras et la remit de force sur ses pieds, puis courut après Robert de Sarrebruck.

— Ne le portez pas à l'église, dit-il. Mettez-le dans une maison, la meilleure possible... là où l'on pourra le soigner.

Le Damoiseau haussa les sourcils :

— Le soigner ? Tu divagues, l'ami. Il est mourant...

— Je sais, mais je veux tout de même essayer de lutter jusqu'au bout... pour elle.

— À quoi bon ? Il est déjà inconscient. Le soigner, c'est le torturer.

Laissez-le au moins mourir en paix.

— Mais il n'a pas mérité de mourir en paix, hurla Gauthier. Il a mérité de souffrir mille morts et il les souffrira s'il y a seulement une chance, une seule, de le rendre à cette pauvre femme.

Le Damoiseau haussa les épaules, mais n'en ordonna pas moins à ses hommes de porter le blessé dans la maison où lui et Montsalvy avaient établi leur cantonnement. Il le fit de mauvaise grâce et il avait été sur le point de refuser, car il était de ces hommes qui ne voient aucune raison d'entraver le chemin de la mort. Soigner un homme aussi gravement blessé était du temps perdu et presque un péché, une offense au Ciel qui avait décidé que son heure était venue. Mais la femme arrogante de tout à l'heure s'était transformée sous ses yeux en une image pitoyable de la Vierge des Douleurs et son visage de suppliciée l'impressionnait... En outre, elle lui donnait une idée à laquelle il avait besoin de réfléchir.

Quand on arriva dans la maison dont les deux chefs avaient fait leur logis et qui, naturellement, était la plus belle du pays, celle qu'avait occupée jadis un notaire ducal, Arnaud respirait encore.

Les soldats le déposèrent sur la grande table de la cuisine.

Catherine avait suivi un peu comme une automate, ranimée seulement par la promesse que lui avait faite Gauthier de tout tenter pour essayer d'arracher son époux à la mort. Elle se mit tout naturellement aux ordres de son écuyer pour l'aider de son mieux.

Tandis qu'avec le secours du Boiteux, qui s'était proposé spontanément, Gauthier débouclait les différentes pièces de l'armure et, avec mille précautions, ôtait la cotte de mailles en essayant de ne pas ébranler le carreau qui l'avait trouée, Catherine alla tirer de l'eau au puits et en mit chauffer une grande marmite sur le feu qui, dans la cheminée, flambait haut et clair. Puis avec du linge tiré d'un coffre et qui avait été naguère l'orgueil de la notairesse, elle fit de la charpie, chercha, comme le médecin improvisé lui en donnait l'ordre, du vin et de l'huile. Ses mains s'activaient et elle éprouvait un peu de soulagement à cette activité qui la rendait au monde des vivants, mais ses yeux inquiets revenaient sans cesse à la grande table où Gauthier maintenant palpait doucement la tête du blessé, cherchant si des fractures ne s'étaient pas produites quand il avait été traîné par son cheval.

— C'est assez incroyable, dit-il au bout d'un moment, mais on dirait qu'il n'y en a pas. Il a le crâne dur.

— Le plus dur que je connaisse, assura le Boiteux. Moi, qui te parle, gamin, je l'ai vu se jeter sur une porte en chêne et la traverser sans même une égratignure. C'est un Auvergnat. Comme moi.

Catherine regarda avec étonnement cet homme qui, la veille, l'avait tellement terrifiée. Elle n'imaginait pas que ces affreux soudards puissent être seulement nés en pays chrétien, qu'ils eussent un terroir, un village, une maison natale. Ils étaient si effrayants que seul l'Enfer pouvait leur avoir donné le jour et celui-là, avec son faciès de brute, son nez cassé et sa mâchoire carnassière, avait véritablement la tête qui convenait à son état.

Presque inconsciemment, elle demanda :

— Vous êtes d'Auvergne ? De quel pays ?

— De Saint-Flour ! Mais il y a longtemps que j'ai pas revu le pays.

J'avais seize ans quand je me suis tiré pour échapper à ce failli chien d'évêque qui voulait m'accrocher à la potence parce que j'avais tué un chevreuil sur ses terres. Dis donc, garçon ! faudrait voir à lui retirer ces saletés de carreaux... ajouta-t-il, devenu tout à coup presque amical pour celui qui savait soigner.

— Je ne sais même pas s'il pourra supporter l'extraction. Il est si faible...

Tout en parlant, il nettoyait les plaies avec un peu de vin. Celle de l'épaule n'était pas inquiétante et, en touchant doucement le trait, le jeune homme sentit qu'il n'aurait pas beaucoup de mal à l'enlever.

Mais la terrible blessure du visage l'épouvantait, car le carreau y était fiché aussi solidement que dans une pierre. Le sang ne coulait plus, cependant la peau, nettoyée, se révélait livide. Gauthier releva un regard plein d'angoisse :

— Je ne peux pas l'enlever, balbutia-t-il. Le trait doit être fiché dans un os.

— Si tu ne peux pas l'enlever, fit le Damoiseau qui, un pied sur un escabeau et les bras croisés, regardait, la mine sombre, il sera mort avant une heure. Personne ne peut vivre avec un carreau d'arbalète dans la figure et c'est déjà un miracle qu'il respire encore. Ne tente pas Dieu !