— ...et a fait de toi ce bandit, masqué d'un pseudonyme trop explicite ! Tu me pardonneras de ne pas lui en être reconnaissante.

Maintenant, si tu veux, je vais tout te dire...

Elle s'accroupit à terre auprès de lui et commença de parler.

Aussi clairement, aussi calmement qu'il lui était possible, Catherine fit le récit de l'odyssée qui, des souterrains de Montsalvy, l'avait menée jusqu'à ce village du haut pays de Marne. Elle dit sa rencontre avec Richemont, son audience chez le Roi, l'entretien qu'elle avait eu avec le Dauphin, l'aide de Jacques Cœur et, finalement, la visite qu'au château de Tours elle avait rendue à la reine de Sicile.

Il l'écoutait, sans mot dire, les mains nouées entre ses genoux, grattant parfois la terre de son soleret de fer à la manière d'un cheval impatient.

Finalement, elle se releva, fouilla de nouveau son aumônière et en tira le sauf-conduit.

— Tiens ! fit-elle. Voilà ce que la Reine m'a donné pour toi.

Rentre à Montsalvy ! Le Roi, avec les Reines et le Dauphin, va bientôt se diriger sur les pays du Sud pour y régler la succession du comte de Foix et y...

Elle hésita imperceptiblement, puis se décida, articulant même clairement pour mieux frapper :

— ...et y réprimer les excès des Écorcheurs...

Il tressaillit, l'enveloppa d'un regard noir. Elle attendait qu'il réagît et il n'y manqua pas.

— Je te fais horreur, n'est-ce pas ?

— Oui ! tu me fais horreur ! fit-elle nettement. Ou, plutôt, j'ai horreur de l'homme qui est devant moi, car je refuse de croire que ce soit vraiment toi.

— Et qui d'autre ? Je fais la guerre, Catherine, et la guerre c'est ça

! Ce n'est que ça, même si cela te gêne de le croire. Je ne fais rien d'autre que ce que j'ai toujours fait, ce que font tous ceux que tu aimes tant : La Hire, Xaintrailles... et les autres. Que crois-tu qu'ils fassent à Gisors en ce moment, ces deux-là ?

— Ils combattent l'Anglais ! Ils combattent l'ennemi...

— Moi aussi ! L'Anglais ? Où est-il selon toi ? Aux frontières du royaume ? Non pas : il est à dix lieues d'ici, à Montigny-le-Roy où ton duc Philippe le laisse bien tranquille mais où, à l'heure qu'il est, le seigneur de La Suze, René de Rais, l'assiège.

— René de Rais ? Le frère de...

— De Gilles, oui, du monstre à la barbe bleue. Mais René est bon chevalier et mon frère d'armes, même s'il emploie des méthodes qui ne te plairaient pas plus que les miennes. Quant à moi, je combats Bourgogne... car c'est lui le pire de tous nos ennemis !

— Des ennemis, dis-tu ? Mais de qui ? De quoi ?

— Du Roi... et de la France ! As-tu aimé, approuvé le traité d'Arras, cet humiliant torchon qui oblige le Roi à demander pardon à Philippe, qui délie le duc même du devoir d'hommage ? Aucun de nous ne l'a accepté ni ne l'acceptera jamais. La paix à ce prix, nous n'en voulons pas. Et ici, c'est la Bourgogne ?

La Bourgogne ? Oui, sans doute, mais je n'ai guère vu de murailles, d'hommes d'armes, de machines de guerre ! Je n'ai vu que des vieillards, des femmes, des enfants assassinés, des hommes qui n'avaient pas d'armes et que l'on torturait pour leur faire cracher leur argent.

— La guerre n'a ni âge, ni sexe. Et l'ennemi est un tout ! En abattant ceux qui nourrissent les gens d'armes, on les détruit aussi bien qu'en leur tapant dessus à coups de hache !

La querelle repartait, violente, nourrie de leurs rancœurs et de leurs convictions. En face du féodal impitoyable, habitué à mépriser, presque universellement, toutes ces fourmis de la terre et des bourgades, Catherine se retrouvait solidaire de ce peuple martyrisé, pressuré, saigné à blanc, l'une des siennes et non des moins maltraitées.

— Allons donc ! Ce n'est pas la première fois que je vois la guerre, puisque tu dis que c'en est une. Je sais qu'elle est affreuse.

Mais à ce point-là ! Qui t'a changé ainsi, Arnaud ? Tu étais vaillant, dur, sans pitié parfois, mais tu n'étais pas aussi bassement cruel !

Souviens-toi de ce que tu étais... de ce que vous étiez tous quand vous suiviez Jeanne la Pucelle.

À ce nom, brusquement, il eut une expression de joie, presque de délivrance.

— Jeanne ? Mais je la suis toujours ! Je la sers même mieux que je n'ai jamais fait, car je l'ai revue... et elle m'a donné sa bénédiction...

Abasourdie, Catherine ouvrit de grands yeux.

— Que dis-tu ?... Jeanne, tu as revu Jeanne ?

— Oui, vivante ! Et belle, et joyeuse et plus forte que jamais ! Je l'ai vue, te dis-je ! Je l'ai vue lorsque j'ai rejoint Robert à Neufchâteau.

Elle venait d'arriver à la Grange-aux-Hornes, près de Saint-Privey.

Deux hommes l'accompagnaient et tous les seigneurs de la région accouraient pour la voir !

Catherine haussa les épaules avec irritation. Que son époux fût devenu une bête sauvage était déjà bien assez cruel, sans qu'il y ajoutât l'imbécillité !

— Je commence à croire que tu as raison. Tu deviens fou. Jeanne vivante ! Comme si cela avait quelque sens !

— Je te dis que je l'ai vue, s'entêta-t-il.

— Tu l'as vue ? Et sur le bûcher de Rouen, quand le bourreau a écarté le feu pour que tout le monde puisse s'assurer que c'était bien elle, tu ne l'as pas vue, peut- être ? Moi, c'est une vision que je n'oublierai jamais. Ce pauvre corps dénudé par la flamme, rouge et sanglant ! Et ce visage aux yeux clos, déjà, inerte... mais encore intact

! Ce n'était pas elle, peut-être ?

— C'était une autre ! Une fille qui lui ressemblait. On l'a fait fuir.

— Par où ? Par le souterrain où tu l'attendais à Saint- Maclou ou par je ne sais quel trou dans la prison où les Anglais la gardaient à vue

? Si quelqu'un avait dû faire fuir Jeanne, cela aurait été nous, nous qui étions sur place et qui avions toute l'aide qu'il était possible d'avoir !

C'est toi, Arnaud, qui es victime d'une ressemblance...

— Ce n'est pas vrai ! Les frères de Jeanne, les seigneurs du Lys, l'ont reconnue eux aussi !

— Ceux-là ! fit Catherine avec mépris. Ils reconnaîtraient n'importe qui pour que la manne qui est tombée sur eux du fait de leur sœur continue de pleuvoir. On les a décrassés, ces vilains, enrichis, anoblis, tandis que la malheureuse Jeanne périssait dans les flammes.

Pourquoi donc n'étaient-ils pas à Rouen, avec nous, pour essayer de la tirer de là ?... Je ne crois pas à ces reconnaissances-là ! Quant à toi, tu es comme bien d'autres : tu souhaites tellement la revoir, que tu te laisses prendre à une ressemblance vague..

— C'est elle trait pour trait. Je la connaissais bien.

— Moi aussi je la connaissais bien. Et je monterais à l'échafaud s'il le fallait, en jurant que j'ai vu, de mes yeux vu, Jeanne d'Arc mourir sur le bûcher. D'ailleurs, ajouta-t-elle en se rappelant tout à coup les paroles d'Arnaud tout à l'heure, que m'as-tu dit, il y a un instant ? Tu la sers, dis-tu ? Et mieux que jamais ? Elle t'a béni ?... C'est avec sa bénédiction alors que tu pilles, que tu brûles, que tu supplicies, que tu transformes la maison de Dieu en étable et en bordel ? Et tu oses me dire que cette aventurière est Jeanne ?

— Nous la vengeons ! Bourgogne l'a livrée, Bourgogne doit payer

! — Pauvre imbécile ! cria Catherine hors d'elle. Tu as déjà vu Jeanne réclamer vengeance ? Pousser les hommes .d'armes à tuer les petites gens ? Et si vous tenez tellement à la venger, que n'allez-vous attaquer Jean de Luxembourg ? C'est lui qui l'a livrée et il a même refusé de signer le traité d'Arras. Voilà un ennemi, un vrai ! Mais il est coriace, Luxembourg ! Il est puissant. Il a de grosses villes fortes, des soldats qui savent se battre. C'est moins facile que de massacrer de pauvres paysans sans défense. Ah ! elle est jolie, votre Pucelle de carrefour ! Et vous, les héros, vous avez bonne mine !

— Quand tu la verras, tu changeras d'avis ! Mais... au fait...

Et Arnaud tourna vers sa femme un regard où le reflet d'une idée venait de passer. Une idée bien simple et bien naturelle cependant, mais qui, chose étrange, ne lui était pas encore venue, pris qu'il était par l'ardeur de leur dispute.