Comme si j'étais le seul ! Simplement, ma tête ne lui revient pas et, en fait de brebis galeuse, il va faire de moi son bouc émissaire.

— Dites-moi encore une chose : que diront vos parents de tout cela

? S'ils vous ont mis au collège, ils devaient avoir une raison ?

— La meilleure : se débarrasser de moi à tout jamais ! Je n'ai plus de parents, douce dame. Rien qu'un oncle fort riche qui gère le peu de bien qui me reste, car notre manoir et notre terre de Chazay ont été brûlés, détruits totalement par la guerre. Or, l'oncle Guy a un fils et il n'est jamais las d'amasser : il a donc décidé que je serais clerc, puis ordonné quand le temps en serait venu, afin que mes biens aillent grossir le patrimoine de son fils. C'est simple, vous voyez...

Très simple, admit Catherine. Et, à vous dire le fond de ma pensée, j'ai très envie de vous emmener avec moi. Mais vous souhaitez faire carrière dans les armes ?

— En effet, c'est mon plus cher désir.

— Avez-vous songé, alors, qu'en entrant à mon service, vous entrez à celui de mon époux... c'est-à-dire d'un prisonnier évadé, d'un proscrit ?

Gauthier de Chazay se mit à rire, d'un rire si joyeux qu'il faisait plaisir à entendre.

— De nos jours est proscrit aujourd'hui qui sera maréchal demain.

L'ennemi du matin devient le frère du soir et l'ami du soir est exécré quand revient l'aube. Nous vivons un temps de folie, mais l'heure viendra où tout rentrera dans l'ordre, où le royaume connaîtra son renouveau et refleurira plus beau qu'avant. Jusque-là, il y a encore des coups à donner et à recevoir : j'en veux ma part. Et puis, quoi que vous en pensiez, gracieuse dame, et même si cela vous fâche un peu...

c'est à votre service que je veux entrer, c'est vous que je veux servir, défendre, vous surtout !...

Catherine ne répondit pas tout de suite. Quelque chose en elle s'était ému à cette profession de foi inattendue. Ce garçon ne saurait jamais à quel point il lui rappelait Gauthier, le grand, Gauthier Malencontre dont, toujours, la rencontre avait été fatale aux ennemis qui s'étaient dressés devant elle.

Lui aussi avait regimbé à l'idée d'accepter la férule d'Arnaud. Il se voulait son serviteur, à elle, uniquement, son serviteur et son rempart, ce qui d'ailleurs ne l'avait pas empêché de se dévouer bien souvent pour le maître de Montsalvy, ne fût-ce que sur l'esplanade de Grenade, quand ronflaient les tambours d'Allah.

Une voix timide du fond de son cœur lui soufflait que ce jeune homme qui portait son prénom recelait aussi en lui un peu de l'âme de son vieil ami, que c'était lui, peut-être, qui par-delà la mort le lui envoyait...

Nul plus que Gauthier au sang viking n'avait eu ce goût du combat et de la violence appliqués à une juste cause. Et Catherine trouvait une étrange douceur à se dire qu'elle aurait désormais auprès d'elle ce garçon qui lui rappelait tellement l'autre, celui qui, tout de même, avait emporté avec lui une partie de son cœur.

— C'est chose dite ! s'écria-t-elle en tendant spontanément sa main à son nouveau serviteur. Vous êtes désormais l'écuyer de la dame de Montsalvy. Maître Renaudot va vous donner un coin où dormir et, demain matin, au petit jour, vous irez avec Bérenger au marché aux chevaux, près d'ici, afin de vous procurer une monture et quelques vêtements plus solides pour affronter les intempéries.

Les hardes de Gauthier, en effet, montraient plus de trous et d'effilochures que de bon lainage. Mais l'étudiant était bien au-delà de ces délicatesses vestimentaires. Les yeux brillants de joie, il vint simplement s'agenouiller devant la jeune femme, sans se douter qu'il accomplissait le même geste qu'avait eu, jadis, l'autre Gauthier. Et ce fut presque dans les mêmes termes qu'il voua sa vie à sa nouvelle maîtresse.

Le lendemain, quand le soleil fut haut dans le ciel d'un beau jour de mai, il éclaira, non loin des moulins de Montrouge, dont les grandes ailes tournaient doucement au vent léger du matin, une troupe de cavaliers qui s'en allait vers le sud.

La dame de Montsalvy, flanquée de Bérenger de Roquemaurel, de Gauthier de Chazay et escortée par Tristan l'Hermite suivi de quelques soldats, quittait Paris après une halte de deux jours dont elle n'avait tiré qu'amertume et déception et qui ne lui laissait aucune envie de revoir un jour sa ville natale.

Elle allait vers la Loire pour y chercher à la fois le salut d'Arnaud et le droit, pour les gens de Montsalvy et pour elle-même, de vivre en paix.

— Non, Dame Catherine... c'est impossible ! Je ne puis vous accorder ce que vous me demandez ! Il est temps... grand temps que ce royaume retrouve l'ordre et que sa noblesse réapprenne l'obéissance. Je suis désolé, mais je dois dire non.

Agenouillée au pied du trône, dans la posture qui convenait à son rôle de suppliante, Catherine leva vers le Roi un visage inondé de larmes et joignit les mains.

— Sire, je vous en supplie ! Ayez pitié !... Qui donc peut faire grâce si vous n'y consentez ?

— Le Connétable, Madame ! Il s'agit de sa parole, de ses ordres et d'une évasion qui s'est produite sous son commandement. Il est le maître absolu de l'armée. Même les princes du sang lui doivent obéissance. Avez- vous donc oublié les pouvoirs que confère l'épée aux fleurs de lys ? Il est de mon devoir de Roi de maintenir, en les soutenant, toutes les prérogatives de mon chef de guerre.

Devoir ! Maintenir ! Quels mots dans la bouche de Charles VII !

Plus étonnée encore que désolée, Catherine regardait le Roi et ne le reconnaissait pas. Que lui était-il donc arrivé ?

Certes, il avait toujours le même physique ingrat, fait d'un visage blême aux lignes tout en longueur, d'un grand nez tombant et d'yeux globuleux. Mais ces yeux- là, jadis ternes et timides, se posaient maintenant sur elle avec-assurance et sévérité. Les lignes du visage semblaient moins molles, plus fermement dessinées sous le grand chapeau de feutre noir, ceint d'une couronne d'or dont les bords se relevaient pour montrer les broderies d'or du revers. On avait même l'impression que le Roi avait grandi. Peut-être parce qu'il se tenait moins mal, beaucoup plus droit, s'étant enfin décidé à abandonner cette contenance inquiète et contrainte qui, si longtemps, lui avait été familière. Il n'était jusqu'à ses épaules, étroites et maigres, qui, sous le pourpoint garni de mahoitres piquées1, semblaient larges et vigoureuses.

Debout devant son trône surmonté d'un dais bleu et or, il redressait la tête avec autorité tout en offrant les doigts aux caresses d'un grand lévrier de Karamanie, blanc comme neige, qui se tenait debout auprès de lui.

Catherine, le cœur serré, comprit qu'elle avait, devant elle, un tout autre homme. Mais elle était venue pour lutter et elle entendait aller jusqu'au bout.

— Que puis-je faire alors, Sire ? demanda-t-elle. Vous voyez mon chagrin, ma détresse... donnez-moi au moins un conseil...

Charles VII parut marquer une légère hésitation qui rappela à Catherine le prince d'autrefois. Le beau visage désolé qui se levait vers lui semblait l'émouvoir... Se décidant, il descendit les trois marches qui surélevaient le trône, vint jusqu'à la suppliante et l'aida doucement à se relever.

— Il vous faut retourner vers le Connétable, ma chère, et le prier aussi doucement que vous pourrez. À l'heure présente, ses hommes ont dû reprendre le fugitif... et peut-être est-il trop tard.

1 Rembourrage qui était alors à la mode.

Non !... Je n'en crois rien. Vous voulez dire, Sire, que mon époux pourrait déjà, à cette heure, avoir cessé de vivre ? C'est impossible !

Le Connétable, je le sais, j'en suis sûre, ne fera pas tomber la tête d'Arnaud de Montsalvy sans avoir eu votre avis à ce sujet. Messire Tristan l'Hermite, son Prévôt des maréchaux, m'en a donné la certitude.

— Je connais ce Tristan ! C'est un homme grave et qui ne parle point à la légère. Hé bien donc, suivez mon conseil et regagnez Paris, priez Richemont et peut-être..