— On s'en moque ! coupa Renaud qui réussit à dominer les cris indignés d'un auditoire dont les réactions étaient aussi brutales qu'immédiates. Comment ce truand s'y est pris, on en reparlera plus tard, à la veillée ! Pour le moment, il y a mieux à faire : il faut leur courir sus, les rattraper, enlever de gré ou de force Montsalvy à ce faux ami qui va lui tordre le cou au coin d'un bois par une nuit bien noire, sans doute ! Allez, vous autres, en selle !

— Le sire de Rostrenen galope déjà sur leurs traces, grogna Tristan. Le Connétable lui a donné ordre de les ramener morts ou vifs

!

Le grand Roquemaurel fit un pas en avant, se planta en face du Prévôt et se pencha pour le regarder sous le nez car il avait une bonne tête de plus que lui.

— Morts ou vifs ? Et vous vous imaginez que ça nous arrange ?

Autrement dit, entre Apchier et votre Rostrenen, Montsalvy n'a pratiquement plus une chance de s'en tirer entier ? Si le chien bâtard n'a pas encore eu le temps de l'assassiner, l'envoyé de Monseigneur s'en chargera, car, pour imaginer qu'il se laissera ramener paisiblement, il faut que vous ne connaissiez pas Montsalvy.

— Mais si, je le connais et...

— Je vous ai dit qu'on était pressés. Alors, vous permettez !

Maintenant, sire Prévôt, mettez-vous bien ça dans la tête : nous qui voulons retrouver notre chef en bon état, nous allons avoir l'honneur de donner la chasse à vos Bretons aussi bien qu'aux fugitifs. Nous entendons les gagner de vitesse... et leur taper dessus s'ils sont arrivés avant nous. Vous pouvez allez dire ça au Connétable !

— Je m'en garderai bien... A moins, bien entendu, que vous ne me donniez votre parole de ramener les prisonniers ici...

— Vous voulez rire ? Vous n'avez pas l'air de vous rappeler que nous avons deux comptes à régler avec les Apchier. Aussi, après avoir pendu Gonnet au premier arbre venu, on ira tout droit nettoyer Montsalvy du reste de la bande. Et pour ça, il nous faut le légitime seigneur : autrement dit Arnaud de Montsalvy. Quand tout sera rentré dans l'ordre, vos juges et vos conseillers pourront discutailler à perte de vue sur son cas, le condamner tout à leur aise et venir le chercher dans nos montagnes si ça les amuse ! Mais prévenez-les tout de même qu'on les attendra. Vous avez compris ?

— A merveille ! C'est un plaisir de vous entendre, fit Tristan goguenard. Ce que je comprends moins... c'est pourquoi vous vous attardez ici... à discutailler ?

D'abord interloqué, Renaud éclata de rire, allongea au Prévôt une bourrade qui lui démolit l'épaule puis, se tournant vers Catherine :

— Allez vous préparer, Dame Catherine ! On vous emmène !

— Sûrement pas ! s'indigna Tristan. Vous rêvez, Roquemaurel !

Une femme n'a rien à faire au milieu des combats qui vous attendent.

En outre, elle est exténuée et vous retarderait. Enfin... elle a encore quelque chose à faire pour son mari. Filez ! Nous saurons bien, en temps voulu, lui donner une escorte pour qu'elle regagne l'Auvergne en toute sécurité.

— Je vous en supplie, s'écria Catherine, laissez-moi partir avec eux. Vous savez bien que je ne vis plus.

Il la regarda sévèrement, puis articula :

— C'est votre époux qui n'aura plus la moindre chance de vivre décemment si vous ne restez ici. D'ailleurs, je vous donne le choix : ou ces messieurs partent sur l'heure, sans vous, et je ferme les yeux, ou bien j'appelle le guet et les fais arrêter dans la minute.

Vaincue, Catherine, qui s'était relevée, se laissa choir de nouveau sur le banc.

— Partez, mes amis, soupira-t-elle... mais, je vous en conjure, Renaud, dites à mon époux...

— Que vous l'aimez ? Sapristi, Dame Catherine, vous ferez ça beaucoup mieux que moi. A bientôt ! Prenez soin de vous et laissez-nous faire.

En quelques secondes l'auberge, pleine à craquer la minute précédente, se vida tumultueusement comme un tonneau dont on a lâché la bonde.

Les chevaliers d'Auvergne envahirent la rue Saint- Antoine, enfourchèrent leurs chevaux et sans même crier « gare ! » lancèrent au galop leurs lourdes montures qui fauchèrent passants et animaux, semant la terreur sur le passage de leur furieuse cavalcade. Bientôt il n'y eut plus, au pied des tours de la Bastille et sous la voûte de la porte Saint-Antoine, qu'un épais nuage de poussière qui retomba lentement tandis que les victimes des Auvergnats se relevaient en maugréant.

Catherine et Tristan, qui étaient venus jusqu'au seuil de l'auberge pour assister à ce départ en trombe, regagnèrent la grande salle. Mais la dame de Montsalvy ne rentrait qu'à regret.

— Pourquoi m'avez-vous empêchée de les suivre ? reprocha-t-elle.

Vous savez bien que je ne veux pas rester ici un moment de plus.

— Vous y resterez cependant... cette nuit pour reprendre encore un peu de force. Demain, je vous en fais promesse, vous partirez, mais pas pour l'Auvergne où l'on n'a aucun besoin de vous.

— Pour où, alors ?

— Pour Tours, mon enfant. Pour Tours où le Roi se rendra dans la semaine et où se célébreront dans un mois les noces de Monseigneur le Dauphin Louis avec Madame Marguerite d'Ecosse ! C'est là que vous serez le plus utile à votre époux, car seul le Roi peut faire grâce quand le Connétable a condamné. Allez au Roi, Catherine ! Les noces d'un prince sont le moment le plus favorable pour obtenir une grâce difficile. Il faut à Montsalvy des lettres de rémission si vous ne voulez pas qu'il vive proscrit.

— Me les accordera-t-on ? murmura la jeune femme sceptique. Le Connétable, vous venez de le dire, a condamné Arnaud.

— Il ne peut pas faire autrement, car il est au milieu de ces Parisiens chatouilleux qui vont crier comme veaux à l'abattoir. Mais, les réactions des Parisiens, le Roi s'en moque peu ou prou. Il n'a pas gardé d'eux si bon souvenir. Il leur a pardonné, certes, mais du bout des lèvres et vous pouvez constater qu'il n'est pas tellement pressé de les venir voir. Si vous savez le lui demander, il fera grâce. On oubliera quelque temps Montsalvy dans ses montagnes et tout sera dit. Il s'en tirera avec une légère peine d'exil dans ses terres, destinée surtout à marquer une sanction quelconque et, dans un an, il reviendra à la Cour où tout le monde l'embrassera, le Connétable tout le premier !

A mesure que son ami parlait, Catherine sentait son cœur se dégonfler. En quelques mots, quelques phrases optimistes, il avait éclairci son horizon, chassé les nuages et ramené l'espoir.

Une gratitude infinie prenait peu à peu la place de l'anxiété dans l'âme de la jeune femme. Elle comprenait l'étendue de l'amitié de Tristan, dont le devoir, de stricte observance, eût été d'empêcher les Auvergnats de partir par tous les moyens, car ils n'avaient pas caché leur intention de suivre le fugitif dans l'unique but de parfaire son évasion et de lui permettre de regagner son domaine sain et sauf.

Dans un geste charmant, elle prit la main du Flamand et l'appuya contre sa joue.

— Vous savez toujours mieux que moi ce qu'il est bon de faire, ami Tristan ! Je devrais le savoir depuis longtemps et, au lieu de me rebeller sans cesse contre vos conseils, je ferais beaucoup mieux de les suivre sans même chercher à comprendre.

— Je n'en demande pas tant. Mais puisque vous êtes en de si bonnes dispositions, demandez donc à Renaudot de nous servir à dîner ! J'ai si faim que je mangerais mon cheval.

— Moi aussi, fit Catherine en riant. Quant à Bérenger... Mais, au fait, où est-il celui-là ? Je ne l'ai pas vu de la matinée et j'avoue que je l'avais oublié.

— Je suis là ! fit une voix lamentable qui avait l'air de sortir de l'énorme cheminée où mijotait doucement une énorme potée de choux au lard.

Quelque chose s'agita dans le renfoncement, ménagé de chaque côté de l'âtre et agrémenté d'un banc de pierre où l'on pouvait s'asseoir pour se chauffer. La mince silhouette du page, serrée dans son surcot de laine brune, émergea de l'ombre et s'avança vers la lumière pauvre dispensée par les petits carreaux.