— Mieux, je t'assure. Ce que tu m'as donné m'a fait du bien. Et puis, tu sais, ce n'est plus guère le moment de m'attendrir sur mon sort ou de me dorloter dans mes draps. Si Gonnet d'Apchier parvient à ses fins, mieux vaudrait pour moi mourir tout de suite.

— Tu me permettras d'en juger autrement. Je vais chercher l'abbé.

— Non. Conduis-le dans mon oratoire. Dans ce que nous allons dire, il vaut mieux que Dieu soit en tiers, car jamais je n'ai eu autant besoin de son secours. Reviens seulement m'apporter quelque chose de chaud. Il me faut reprendre des forces.

Sara eût cent fois préféré que Catherine demeurât dans son lit ; cependant, elle n'insista pas. Elle savait que ce serait peine perdue.

Certes, la jeune femme avait une mine affreuse et les traits tirés, mais il y avait aussi au coin de sa bouche un pli obstiné que l'ancienne fille de Bohême connaissait bien. Lorsqu'il se creusait, Sara sentait qu'il lui fallait abandonner Catherine à elle- même, la laisser aller jusqu'au bout de sa résolution, même si cela signifiait qu'il lui faudrait, du même coup, aller jusqu'au bout d'elle-même, ou peut-être même au-delà.

Elle sortit donc, guida l'abbé Bernard jusqu'à l'oratoire, puis revint avec un bol de lait sucré au miel qu'elle tendit sans un mot.

Pendant sa courte absence, Catherine avait quitté son lit, non sans peine d'ailleurs. Les premiers pas hasardés sur le carrelage rouge et noir de la chambre avaient été plus qu'incertains. La jeune femme sentait que la tête lui tournait, reprise par l'une de ces brusques migraines qui inquiétaient si fort Sara. Mais elle se raidit, obstinée à vaincre sa faiblesse. Il fallait, pour son salut, pour celui d'Arnaud, et surtout pour celui de leur bonheur commun, qu'elle réussît à vaincre ce corps rétif, habituellement si souple et si obéissant, et qui refusait de l'aider au moment où elle en avait le plus besoin. Leur vie, à tous les deux, ne dépendait plus que d'elle seule et il fallait pouvoir combattre. Plus tard, quand l'ouragan serait passé... s'il passait jamais, elle pourrait songer à elle-même, à sa santé, à ses nerfs mis à si rude épreuve...

Elle se cramponna à l'une des colonnes de son lit et debout, refusant la tentation des coussins par peur de ne plus pouvoir s'en arracher, elle attendit que passât le vertige qui faisait tourbillonner les murs.

Quand ils s'arrêtèrent enfin, comme un manège à bout de course, elle alla lentement prendre sa robe brune ourlée de vair et s'y pelotonna plus qu'elle ne s'en revêtit.

Dans la pièce voisine, elle entendit la voix du petit Michel qui répondait avec autorité au joyeux gazouillis du bébé Isabelle. Le grand frère avait décidé de se charger d'inculquer à sa petite sœur les premiers rudiments de la conversation et il se livrait à sa tâche avec le sérieux précoce qu'il apportait dans tout ce qu'il faisait.

Attendrie, Catherine eut la tentation d'aller vers eux pour la joie de les serrer dans ses bras et retremper son courage dans leur tendresse spontanée, mais elle se refusa cette joie pour ne pas les effrayer. Le masque tragique reflété par son miroir n'était pas fait pour les yeux des enfants. Doucement, elle alla fermer plus soigneusement la porte de communication, but le lait que lui tendait Sara en la regardant fixement, puis, d'un pas dont la fermeté apparente devait tout à sa volonté, elle se dirigea vers son oratoire sans que Sara eût même esquissé le geste de lui offrir son bras. Cela aussi serait inutile.

L'oratoire occupait une tourelle. En y pénétrant, Catherine trouva l'abbé Bernard agenouillé devant le petit autel de granit où, sous l'ogive bleue et blonde d'un vitrail, brillait l'or du grand crucifix.

C'était une toute petite chapelle, faite pour les méditations solitaires d'une noble dame, mais elle renfermait, en plus de sa croix orfévrée, le précieux trésor personnel de Catherine : une Annonciation due au pinceau de Jean Van Eyck, le vieil ami de jadis.

Sur un étroit panneau de peuplier, l'artiste avait peint une petite Vierge, étonnamment virginale et pure dans les plis extravagants d'une immense robe de faille bleue sur laquelle se déroulaient les anneaux dorés d'une chevelure à peine retenue autour du front par un cercle serti de pierreries. Le visage légèrement détourné, la main levée dans un joli geste craintif, elle évitait de regarder l'ange somptueux et gentiment gouailleur qui, sourire futé et regard tendre, lui offrait une fleur en inclinant légèrement devant elle sa tête aux longues boucles brillantes, couronnée d'un diadème orfévré. La dalmatique de l'Ange et ses grandes ailes diaprées, toutes cousues de gemmes scintillantes, en faisaient une fabuleuse apparition, contrastant avec la simplicité, relative d'ailleurs, de la petite vierge, mais celle-ci avait le visage de Catherine, ses grands yeux couleur d'améthyste et son incomparable chevelure dorée. C'était une Catherine toute jeune, timide et tendre, semblable à la jeune fille qui, un soir, sur la route de Péronne et en compagnie de son oncle Mathieu, avait ramassé Arnaud de Montsalvy inerte et sanglant dans son armure noire souillée de boue. Et c'était à cause de cela que l'ombrageux capitaine avait laissé s'ouvrir les portes de sa demeure devant un chevaucheur de la Grande Écurie de Bourgogne qui, au matin de la Noël précédente, avait mis pied à terre dans la neige épaisse de la cour d'honneur. L'homme n'était pas seul avec le tableau, soigneusement empaqueté de toiles fines et de laines épaisses, qu'il portait devant lui comme un enfant : des hommes d'armes l'accompagnaient, une forte escorte et sans doute les premiers cavaliers bourguignons qui, depuis la paix d'Arras, eussent foulé le sol de France.

Certes, le premier mouvement d'Arnaud avait été de colère. Le seul nom du duc Philippe avait encore le pouvoir de le jeter hors de lui-même et la vue de ses armoiries lui faisaient toujours l'effet d'un chiffon rouge promené sous le nez d'un taureau grincheux. Mais la lettre qui accompagnait l'envoi n'était pas de la main du prince. C'était Jean Van Eyck lui-même, qui l'avait écrite :

« Celui qui est toujours votre ami fidèle est heureux de pouvoir vous le dire sans passer pour un traître et de vous souhaiter un doux Noël dans un pays où les frères ont cessé de se haïr. Acceptez, par grâce, cette Annonciation qui vous ressemble et qui se veut celle de la paix. La mémoire de votre humble serviteur lui a servi de modèle pour l'exécuter... ainsi que son cœur. Jean. »

L'œuvre était charmante, la lettre aussi. Catherine, les larmes aux yeux, accepta l'une et l'autre non sans remarquer en rougissant :

— Je ne suis plus si jeune... ni si belle.

— Jeune, tu le seras éternellement, avait alors grogné Arnaud, et belle tu l'es chaque jour un peu plus. Mais je suis heureux de voir cette jeune fille entrer dans ma maison car c'est ainsi que tu aurais dû y pénétrer si je n'avais été si stupide...

Et l'Annonciation avait pris place dans l'oratoire où, chaque matin et chaque soir, Catherine venait s'agenouiller un instant devant elle.

C'était une manière comme une autre de se retremper dans sa jeunesse et elle y trouvait toujours la même joie. Le petit Michel, lui, adorait cette image où sa mère et la reine du Ciel se confondaient sur le bois comme elles se confondaient un peu dans son esprit.

En pénétrant dans la minuscule chapelle, le regard de Catherine, tout naturellement, chercha le tableau, s'accrocha au sourire de l'ange et le charme quotidien opéra : elle se sentit mieux, plus forte et l'esprit plus libre, comme si le divin adolescent lui avait insufflé un peu de son ardeur à vivre.

Silencieusement, elle vint s'agenouiller auprès de l'abbé, joignant ses mains froides sur l'accoudoir de velours du prie-Dieu.

Sentant sa présence, il tourna la tête vers elle, fronça les sourcils et constata :

— Vous êtes bien pâle. Ne feriez-vous pas mieux de rester au lit ?