Le coup d'audace de l'abbé Bernard, récupérant le corps du malheureux messager au péril de sa vie, avait raffermi tous les courages, retrempé toutes les volontés, en admettant qu'elles en eussent besoin. La grande peur, presque sacrée, d'un moment avait disparu. Chacun avait l'impression profonde que Dieu lui-même combattrait avec lui quand l'heure en serait venue et Catherine, la première, était désormais persuadée de venir à bout de l'ennemi sans trop de peine.

Une seule véritable angoisse lui restait : l'absence de son page qui n'était toujours pas rentré ; mais elle espérait vaguement qu'il avait pu avoir le temps, et le bon esprit, de se mettre à l'abri en rentrant chez sa mère.

Honteuse de sa défaillance, Sara s'activait doublement au château, veillant aussi bien au train habituel de la maison qu'à pourvoir les réfugiés de tout ce qui pouvait leur rendre moins pénible leur déracinement momentané. Elle avait même offert son aide à l'abbé pour la toilette funèbre du frère Amable, car elle était habile, avec une lame tranchante et de l'huile, à ôter les pointes de flèches. Maintenant, le corps déchiré, lavé avec du vin et emballé d'une belle pièce de toile, reposait dans la crypte de l'église abbatiale, attendant les funérailles qui auraient lieu de nuit, afin que les moines pussent participer, dans la journée, à la défense de la ville, comme tous les autres habitants.

Bientôt, il n'y eut plus rien d'autre à faire, pour les assiégés, qu'attendre et guetter les mouvements de l'ennemi. Peu à peu, la ville s'installait dans l'état de siège et chacun, quand sa présence sur la muraille n'était pas requise par son tour de garde, retournait à son ouvrage quotidien.

Tandis que Guillaume Bastide, le talmelier, s'en allait chauffer une fournée de pains supplémentaire pour les réfugiés, Gauberte, à la fontaine, ralliait les commères, citadines ou campagnardes, et leur faisait entendre son point de vue, car elle en avait remarqué deux ou trois qui se lamentaient sur leur devenir et sur la perte de l'espoir de secours qu'avait représenté frère Amable.

— Le moine a été pris, c'est entendu ! concéda l'épouse de Noël Cairou. Ça ne veut pas dire que nous serons abandonnés pour autant.

D'abord, on essaiera sûrement d'envoyer un autre messager et, ensuite, ce serait bien le diable si les gens de Carlat n'apprenaient pas nos ennuis ; enfin, nous ne sommes pas si démunis ni si empotés et, Dieu merci, nous pouvons tenir des semaines contre ces mauvaises bêtes.

— Nous n'avons pas tant d'hommes, objecta la Marie Bru, l'une des réfugiées, qui ne se consolait pas d'avoir laissé au péril des pillards sa petite métairie de la Sainte-Font. Tandis que les mauvaises bêtes sont une grosse troupe, bien armée et bien entraînée...

Gauberte regarda la perturbatrice sous le nez, tandis que sa cornette s'agitait de façon menaçante.

— Nous n'avons pas tant d'hommes, mais nous avons de bonnes murailles que tu as été bien contente de trouver, hé, Marie ? Nous avons des armes... et, en plus, il y a nous autres, les femmes ! Je peux te dire une chose : c'est que quand je vois ce failli chien de Gervais Malfrat, qui a perdu ma nièce Bertille, se pavaner auprès du vieux bandit, il me prend des envies de meurtre. Alors, si on a besoin de moi, je ne me ferai pas prier pour aller au rempart et, foi de Gauberte, j'en découdrai quelques-uns !

— Va bien pour toi qui es solide comme un rocher, fit Marie qui n'entendait pas se laisser emporter par le vent de l'héroïsme, mais moi je ne pourrais même pas soulever une épée.

— Et qui te parle d'épée, mauviette ? Quand tu fauches ton seigle, à la Sainte-Font, tu soulèves bien ta faux, pas vrai ?

— Oui, mais...

— Une vouge ne pèse pas plus et c'est plus facile à manier. Tu piques et tu pousses !

Cette brillante démonstration remporta un franc succès. Ces dames, tout en tirant leurs cruches d'eau, se mirent à envisager le maniement d'armes le plus conforme à leurs habitudes et quand Catherine, descendant du chemin de ronde, les rejoignit, un grand souffle belliqueux gonflait les coiffes de lin et les cornettes de toile jaune.

Une seule ne disait rien. Appuyée contre la haute borne fleuronnée de la fontaine, elle se contentait d'écouter, un demi-sourire aux lèvres.

C'était une belle fille brune, la plus belle peut-être de la ville, encore qu'elle ne fût pas tout à fait du pays. Sa peau avait la finesse et le doré des brugnons, ses yeux des noirceurs veloutées qui faisaient songer à l'Espagne.

Une dizaine d'années plus tôt, elle était arrivée à Montsalvy avec sa mère, une dentellière du Puy qui, veuve, avait épousé en secondes noces l'Augustin Fabre, le charpentier. La mère était de petite santé.

Un hiver plus rude que les autres l'avait emportée, mais Augustin s'était attaché à la gamine et l'avait gardée auprès de lui comme sa fille. Où aurait-elle été, d'ailleurs, sans lui ? Peu à peu, Azalais avait pris la place de sa mère. Elle tenait la maison parfaitement et comme, de la défunte, elle avait appris le délicat maniement des fuseaux légers d'où naissent des merveilles, elle avait continué, tout naturellement, le travail maternel. Bientôt elle avait même surpassé son modèle et peu à peu elle avait acquis la clientèle de tous les châteaux et de toutes les épouses de notables des environs. Les dames venaient même d'Aurillac pour acheter ses dentelles avec l'agréable impression d'acheter de la contrebande, puisque c'était tout l'art des dentellières vellaves qu'elles trouvaient ainsi à leur porte, sans avoir à courir au Puy et sans passer par les « intermédiaires » qui centralisaient, là-bas, le travail des ouvrières.

La dame de Montsalvy, la première, commandait beaucoup de choses à Azalaïs dont elle admirait l'habileté et le sens artistique, mais la dentellière était peut- être la seule femme de la ville avec laquelle elle n'entretînt que des relations impersonnelles et plutôt froides. D'ailleurs aucune femme à Montsalvy ne l'aimait. Peut-être à cause de cette façon hardie qu'elle avait de dévisager les garçons et même les hommes mariés, de ce rire de gorge, bas et doux comme un roucoulement de tourterelle, qui lui prenait quand, dans les assemblées, les gars la priaient en foule pour la danse. Ou encore de cette manière qu'elle avait, par les jours chauds de l'été, de laisser bâiller sa gorgerette un peu plus que de raison quand, assise à sa fenêtre, elle se penchait sur le carreau habillé de soie rouge.

Belle, habile et ayant quelque bien, Azalaïs aurait pu se marier cent fois mais, malgré l'attrait indiscutable que les garçons exerçaient sur elle, aucun d'eux n'avait été accepté.

— Je ne me donnerai que par amour et je n'aimerai jamais qu'un homme digne de moi, c'est-à-dire capable de tout pour l'amour de moi... disait-elle en fermant à demi ses longues paupières bistrées auxquelles beaucoup rêvaient d'ajouter de galants cernes mauves.

Elle avait ainsi atteint vingt-cinq printemps sans avoir pris époux, encouragée d'ailleurs par Augustin qui craignait, en la mariant, de perdre sa ménagère.

— Aucun de ces culs-terreux n'est digne de toi, ma perle, lui disait le bonhomme en caressant sa joue veloutée. Tu vaux un seigneur !...

Avec ce genre de théorie, on pense bien que l'Augustin ne se faisait pas tellement d'amis chez les jeunes, mais les vieux haussaient les épaules avec philosophie et conseillaient la patience à leurs gars. Un jour viendrait bien où Azalaïs, lasse d'attendre un « seigneur », s'apercevrait que le temps passait et que la jeunesse ne dure pas éternellement. Elle se déciderait bien, alors, à prendre enfin un époux.

Les rêves matrimoniaux qu'Augustin caressait pour sa fille adoptive étaient venus jusqu'aux oreilles de Catherine, comme à celles de tout un chacun. Dona- tienne, la grave épouse du vieux Sébastien, en rapportant le propos s'en était montrée indignée, mais Marie Rallard, la femme de Josse, qui avait ramené de son séjour au harem de Grenade une étonnante connaissance de la nature féminine, avait tout de suite mis les choses au point :