Je peux vous dire que tout l’immeuble a bien réagi à la nouvelle de la mort de Madame Rosa qui allait se produire au moment opportun, quand tous ses organes allaient conjuguer leurs efforts dans ce sens. Il y avait les quatre frères Zaoum, qui étaient déménageurs et les hommes les plus forts du quartier pour les pianos et les armoires et je les regardais toujours avec admiration, parce que j’aurais aimé être quatre, moi aussi. Ils sont venus nous dire qu’on pouvait compter sur eux pour descendre et remonter Madame Rosa chaque fois qu’elle aura envie de faire quelques pas dehors. Le dimanche, qui est un jour où personne ne déménage, ils ont pris Madame Rosa, ils l’ont descendue comme un piano, ils l’ont installée dans leur voiture et on est allé sur la Marne pour lui faire respirer le bon air. Elle avait toute sa tête, ce jour-là, et elle a même commencé à faire des projets d’avenir, car elle ne voulait pas être enterrée religieusement. J’ai d’abord cru que cette Juive avait peur de Dieu et elle espérait qu’en se faisant enterrer sans religion, elle allait y échapper. Ce n’était pas ça du tout. Elle n’avait pas peur de Dieu, mais elle disait que c’était maintenant trop tard, ce qui est fait est fait et Il n’avait plus à venir lui demander pardon. Je crois que Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, voulait mourir pour de bon et pas du tout comme s’il y avait encore du chemin à faire après.
En revenant, les frères Zaoum lui ont fait faire un tour aux Halles, rue Saint-Denis, rue de Fourcy, rue Blondel, rue de la Truanderie et elle a été émue, surtout quand elle a vu rue de Provence le petit hôtel quand elle était jeune et qu’elle pouvait faire les escaliers quarante fois par jour. Elle nous a dit que ça lui faisait plaisir de revoir les trottoirs et les coins où elle s’était défendue, elle sentait qu’elle avait bien rempli son contrat. Elle souriait, et je voyais que ça lui avait remonté le moral. Elle s’est mise à parler du bon vieux temps, elle disait que c’était l’époque la plus heureuse de sa vie. Quand elle s’était arrêtée à cinquante ans passés, elle avait encore des clients réguliers, mais elle trouvait qu’à son âge, ce n’était plus esthétique et c’est comme ça qu’elle avait pris la décision de se reconvertir. On s’est arrêté rue Frochot pour boire un verre et Madame Rosa a mangé un gâteau. Après, on est rentré à la maison et les frères Zaoum l’ont portée au sixième etage comme une fleur et elle était tellement enchantée de cette promenade qu’elle semblait avoir rajeuni de quelques mois.
A la maison, il y avait Moïse qui était venu nous voir, assis devant la porte. Je lui ai dit salut et je l’ai laissé avec Madame Rosa qui était en forme. Je suis descendu au café en bas pour voir un copain qui m’avait promis un blouson en cuir qui venait d’un vrai stock américain et pas de la frime, mais il n’était pas là. Je suis resté un moment avec Monsieur Hamil qui était en bonne santé. Il était assis au-dessus de sa tasse de café vide et il souriait tranquillement au mur en face.
– Monsieur Hamil, ça va ?
– Bonjour, mon petit Victor, je suis content de t’entendre.
– Bientôt, on trouvera des lunettes pour tout, Monsieur Hamil, vous pourrez voir de nouveau.
– Il faut croire en Dieu.
– Il y aura un jour des lunettes formidables comme il n’y en a jamais eu et on pourra vraiment voir, Monsieur Hamil.
– Eh bien, mon petit Victor, gloire à Dieu, car c’est Lui qui m’a permis de vivre si vieux.
– Monsieur Hamil, je ne m’appelle pas Victor. Je m’appelle Mohammed. Victor, c’est l’autre ami que vous avez.
Il parut étonné.
– Mais bien sûr, mon petit Mohammed… Tawa kkaltou âla al Hayy elladri là iamoût…J’ai placé ma confiance dans le Vivant qui ne meurt pas… Comment t’ai-je appelé, mon petit Victor ?
Hé merde.
– Vous m’avez appelé Victor.
– Comment ai-je pu ? Je te demande pardon.
– Oh, ce n’est rien, rien du tout, un nom en vaut un autre, ça ne fait rien. Comment ça va, depuis hier ?
Il parut préoccupé. Je voyais qu’il faisait un gros effort pour se rappeler, mais tous ses jours étaient exactement pareils depuis qu’il ne passait plus sa vie à vendre des tapis du matin au soir, alors ça faisait du blanc sur blanc dans sa tête. Il gardait sa main droite sur un petit Livre usé où Victor Hugo avait écrit et le Livre devait être très habitué à sentir cette main qui s’appuyait sur lui, comme c’est souvent avec les aveugles quand on les aide à traverser.
– Depuis hier, tu me demandes ?
– Hier ou aujourd’hui, Monsieur Hamil, ça ne fait rien, c’est seulement du temps qui passe.
– Eh bien, aujourd’hui, je suis resté toute la journée ici, mon petit Victor…
Je regardais le Livre, mais j’avais rien à dire, ça faisait des années qu’ils étaient ensemble.
– Un jour j’écrirai un vrai livre moi aussi, Monsieur Hamil. Avec tout dedans. Qu’est-ce qu’il a fait de mieux, Monsieur Victor Hugo ?
Monsieur Hamil regardait très loin et souriait. Sa main bougeait sur le Livre comme pour caresser. Les doigts tremblaient.
– Ne me pose pas trop de questions, mon petit…
– Mohammed.
– …Ne me pose pas trop de questions, je suis un peu fatigué aujourd’hui.
J’ai pris le Livre et Monsieur Hamil l’a senti et il est devenu inquiet. J’ai regardé le titre et je lui ai rendu. J’ai mis sa main dessus.
– Voilà, Monsieur Hamil, il est là, vous pouvez le sentir.
Je voyais ses doigts qui touchaient le Livre.
– Tu n’es pas un enfant comme les autres, mon petit Victor. Je l’ai toujours su.
– Un jour, j’écrirai les misérables, moi aussi, Monsieur Hamil. Il y aura quelqu’un pour vous ramener chez vous, tout à l’heure ?
– Inch’Allah.Il y a sûrement quelqu’un, car je crois en Dieu, mon petit Victor.
J’en avais un peu marre parce qu’il n’y en avait que pour l’autre.
– Racontez-moi quelque chose, Monsieur Hamil. Racontez-moi comment vous avez fait votre grand voyage à Nice, quand vous aviez quinze ans.
Il se taisait.
– Moi ? J’ai fait un grand voyage à Nice ?
– Quand vous étiez tout jeune.
– Je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas du tout.
– Hé bien, je vais vous raconter. Nice, c’est une oasis au bord de la mer, avec des forêts de mimosas et des palmiers et il y a des princes russes et anglais qui se battent avec des fleurs. Il y a des clowns qui dansent dans les rues et des confettis qui tombent du ciel et n’oublient personne. Un jour, j’irai à Nice, moi aussi, quand je serai jeune.
– Comment, quand tu seras jeune ? Tu es vieux ? Quel âge as-tu, mon petit ? Tu es bien le petit Mohammed, n’est-ce pas ?
– Ah ça, personne n’en sait rien et mon âge non plus. Je n’ai pas été daté. Madame Rosa dit que j’aurais jamais d’âge à moi parce que je suis différent et que je ne ferai jamais autre chose que ça, être différent. Vous vous souvenez de Madame Rosa ? Elle va bientôt mourir.
Mais Monsieur Hamil s’était perdu à l’intérieur parce que la vie fait vivre les gens sans faire tellement attention à ce qui leur arrive. Il y avait dans l’immeuble en face une dame, Madame Halaoui, qui venait le chercher avant la fermeture et qui le mettait dans son lit parce qu’elle non plus n’avait personne. Je ne sais même pas s’ils se connaissaient ou si c’était pour ne pas être seuls. Elle avait un étalage de cacahuètes à Barbès et son père aussi, quand il était vivant. Alors j’ai dit,
– Monsieur Hamil, Monsieur Hamil ! comme ça, pour lui rappeler qu’il y avait encore quelqu’un qui l’aimait et qui connaissait son nom et qu’il en avait un.
Je suis resté un bon moment avec lui en laissant passer le temps, celui qui va lentement et qui n’est pas français. Monsieur Hamil m’avait souvent dit que le temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux et qu’il n’était pas pressé car il transportait l’éternité. Mais c’est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu’on le regarde sur le visage d’une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le temps, c’est du côté des voleurs qu’il faut le chercher.