Изменить стиль страницы

Il ouvrit la porte de la cour, il appela:

«Tom!»

Et, avec un bâillement, un chien sortit de sa niche, arriva en s’étirant dans la cuisine. C’était un grand berger de Tervueren, aussi haut que la table, avec un long pelage roux, et une tête fine aux beaux yeux bruns. Il alla flairer Sylvain, qu’il connaissait, et il se coucha en rond à ses pieds.

«Celui-là, c’est un as, dit César avec orgueil.

– T’as pas peur de le perdre, une fois ou l’autre? questionna Jules.

– C’est le métier», répondit César.

Mais il se tut. On voyait qu’il aimait son chien plus qu’il ne le disait, et que les paroles de l’agent de police le laissaient songeur, malgré lui.

«T’en as déjà perdu? demanda encore Jules.

– Ça, dit César, naturellement. Une fois ou l’autre, ils se font tuer d’un coup de fusil Ou bien, ils trouvent leur maître, un chien plus fort, qui les étrangle. Les douaniers ont aussi leurs chiens, pour ça.»

Tom, toujours couché, levait les yeux sur son maître, comme s’il écoutait.

«Et qu’est-ce que tu fais, alors? poursuivit Jules.

– J’en achète un autre, et je le dresse.

– Toi-même?

– Bien sûr. T’as jamais vu? C’est toute une affaire. On commence par acheter de la viande, on en donne au chien tant qu’il en veut. On lui fabrique une bonne niche, on lui fait manger du sucre, des os, tout ce qu’il aime. Le chien, tu penses bien, il s’habitue, il trouve que c’est une bonne maison. S’il arrive quelqu’un, un camarade, n’importe qui, on lui demande de frapper le chien, de lui envoyer un coup de pied, s’il approche. Pourquoi? Pour rendre la bête méfiante. Il faut qu’elle n’ait qu’un maître, tu comprends?

– Et Tom? Tu le laisses caresser, cependant.

– Celui-là est vieux, il est dressé. Il connaît la maison, maintenant.

– Et à ce moment-là tu le portes en Belgique?

– Pas si vite. Je commence par le donner à un camarade, qui l’emmène avec lui. À cinq cents mètres de ma maison, il lui flanque une raclée, il court derrière un bâton, il lui jette des briques. Le chien, il décanille, il se dépêche de rentrer chez lui. Et moi, je l’attends. À peine revenu, il a une bonne platée, de quoi s’emplir le ventre. On recommence toujours comme ça, en augmentant les distances.

– Comme on fait pour entraîner des pigeons, quoi, commenta Sylvain.

– Et à la fin il comprend. On peut l’emmener aussi loin qu’on veut. Sitôt lâché, il se dépêche de rappliquer.

– C’est drôle, dit Jules.

– Oui, reprit Sylvain. Ils ne l’ont pas toujours belle non plus, quand ils doivent courir avec deux ou trois cents paquets de cigarettes sur le dos. Au début, on doit aussi les dresser pour ça.

– Ils ne veulent pas marcher?

– Non. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur veut.

– Les premières fois, intervint de nouveau César, qui achevait de se laver et de se préparer, on les dresse ici. On leur met un sac de paille sur les reins. Et s’ils ne veulent plus marcher, on les laisse comme ça. Il y en a qui sont comme fous. Ils se traînent sur le derrière, ils se roulent sur le dos, ils pleurent toute la journée.

– Et à la fin?

– À la fin, il faut bien qu’ils marchent. On ne leur donne plus à manger pendant un jour, et puis on leur offre des bouts de viande. Ils se décident tout de même à avancer pour les attraper. Et l’habitude vient, un peu à la fois. Tout de même, le premier jour qu’on les «monte» en Belgique, on les charge avec du foin, parce qu’on est jamais sûr… – Ici!»

Tom s’approcha. César lui passa sa muselière. Et, complètement prêt, il prit sa casquette. Jules et Sylvain se levèrent.

«On y va?

– On y va!»

César sortit sa bicyclette.

«Bonne chance, hein, souhaita Jules, en s’en allant.

– On tâchera.»

Sylvain avait son vélo devant la porte. César et lui montèrent en selle, et l’on partit à petite allure, pour ne pas fatiguer Tom, qui trottait régulièrement à la droite de son maître.

Les deux hommes roulèrent pendant quelques kilomètres sur la grand-route de Dunkerque à Furnes. Puis, quand on approcha de la douane, ils traversèrent le canal, et prirent par la gauche, vers les dunes et la mer. On suivit un petit chemin, où une étroite bande de pavés inégaux disparaissait à demi sous l’envahissement du sable.

Il fallut encore couper la ligne du chemin de fer de Ghyvelde. Là, à la sortie du village, on déposa les vélos dans un petit café. Et, à pied, on partit vers la frontière, parallèlement à la mer, en laissant Bray-Dunes sur la gauche. César avait choisi cet endroit, qui lui était familier, à dessein, parce qu’on pouvait y lâcher Tom sans être aperçu des douaniers. On passa ainsi discrètement derrière le dernier poste de douane avant la mer. Et on continua vers les dunes, dont on atteignit les premiers contreforts après quelques minutes de marche. Là, tandis que César escaladait une rampe d’où il dominait le pays, Sylvain attachait Tom à une laisse, et attendait. César revint.

«Rien. On peut y aller. Je vais partir par là. Quand je serai «sur» Belgique, tu lâcheras Tom. Pas tout de suite, hein, attends que je sois loin de la frontière.

– Là-bas? demanda Sylvain, montrant à l’horizon par-delà la frontière des deux pays, sur le territoire belge, une maisonnette isolée, au toit rouge.

– Oui. Et tu me rejoindras là aussi. Je t’attendrai.»

César partit. Quand il vit s’éloigner son maître, Tom poussa un grognement, et tira sur sa laisse pour le suivre. Mais Sylvain le retint d’un poignet ferme, et, lui donnant une claque sur l’arrière-train, le força à s’asseoir. Tom ne bougea plus, se contenta de pousser de petits gémissements, sans quitter des yeux un instant la silhouette de son maître, qui décroissait rapidement. Sylvain alluma une cigarette.

Au loin, César avançait bon pas. Il passa la frontière, regarda autour de lui, se retourna pour faire à Sylvain un signe amical, que celui-ci comprit comme un avertissement: «Tout va bien.» Et il continua sa route, il fut bientôt sur le territoire belge. Sylvain le vit se diriger vers la maisonnette au toit rouge. Arrivé là, César se retourna, chercha des yeux les deux points noirs que devaient former pour lui Tom et Sylvain. Il ne les trouvait pas, ainsi perdus dans les vallonnements des premières dunes, où le regard confondait les aspects, tous semblables, du paysage. Sylvain, lui, monta sur l’éminence où César était allé tout à l’heure. Il regarda autour de lui, ne vit rien, pas un douanier, pas un promeneur suspect. Alors, il détacha la laisse, il retint encore Tom un instant, par le collier.